Savva naquit à Athira, une ville du bord de la mer de Marmara en 1821. On le qualifia de confesseur à cause du grand charisme que Dieu lui donna, de pénétrer le coeur des pénitents qui venaient chez lui renouveler leur vie. Il était disciple du grand Hilarion le Géorgien, admirable Père confesseur qui avait atteint les sommets de la vertu. La renommée de ce dernier s’était déjà répandue en Géorgie où même le roi venait se confesser chez lui. Il quitta tout pour venir à la Sainte Montagne prier le Seigneur loin de la vanité du monde. Les moines russes de Saint Pantéléimon de l’Athos affluaient chez lui en quête de direction spirituelle, Hilarion maîtrisant leur langue. Par la suite, on l’institua confesseur du monastère où on l’honorait comme un saint.
En 1843, Hilarion s’installa avec son jeune disciple Savva agé de 22 ans dans le skite de l’Apôtre Jacques, le frère du Seigneur, situé dans un lieu à l’écart au-dessus du monastère de Dionysiou. Leurs armes étaient l’ascèse, la mortification de la chair, la tempérance, le jeûne et les veilles. Ils combattaient avec un glaive à deux tranchants, la Parole de Dieu et les textes patristiques. Ils invoquaient en permanence le Nom de Jésus et communiaient chaque jour aux Saints Mystères.
Durant 21 ans, Hilarion et Savva luttèrent ensemble dans le désert. Ils ne quittaient leur retraite que pour fêter la Nativité, Pâques et la Pentecôte dans les monastères. Hilarion, pénétré par la Passion du Christ, ne touchait ni à la nourriture, ni à la boisson le vendredi..
En 1854, la Russie était en guerre contre l’empire turc et ses alliées, les forces françaises et anglaises. La Crimée était devenue un violent champ de bataille et Sébastopol était cruellement assiégée. Dans cette situation extrême, le Tsar pensa à recourir à l’aide de saints startsi : Nicolas I dépècha un navire militaire pour chercher un homme de Dieu. Ayant accosté au monastère de Dionysiou, des officiers russes demandèrent à voir Hilarion.
L’ayant trouvé, il s’enquirent de la fin de la guerre mais le vieux moine, étant fils de l’humilité, ne voulut pas être honoré comme un prophète. Plus il refusait, plus les officiers insistaient. Trois jours plus tard, l’affaire n’était toujours pas encore réglée. Finalement, il prit son chapelet, tourna son regard vers le Seigneur et Le pria de lui révéler Sa volonté. La réponse vint immédiatement: « La Russie va endurer des temps difficiles, elle sera défaite à la fin mais ne perdra aucun territoire ». C’est ainsi que le Tsar connut la fin de la guerre de Crimée et le futur confirma les paroles du staretz athonite.
Un jour, Père Savva tomba gravement malade. Il fut torturé par une grande fièvre plusieurs jours durant et son état ne s’améliorait pas. Hilarion décida alors d’utiliser l’arme des moines, le chapelet. Dans son for intérieur, il savait que le Seigneur l’exaucerait. Dans l’ermitage, il y avait des olives, des oignons, des haricots et d’autres légumes. Il en prit un mélange et dit à son disciple : « Père Savva, mange ce que je te donne et tu seras guéri ». Le Père Savva sourit de cette médecine mais en comprit la signification. Comme il était enfant de l’obéissance, il mangea le tout et fut aussitôt guéri de sa maladie.
Une fois, Père Hilarion s’enferma dans une tour (laquelle était construite contre les pirates qui abondaient dans la région) pour s’occuper uniquement de la vie intérieure. Il établit une règle, de ne jamais lever les yeux et de regarder à travers la fenêtre; aucun agent exrtérieur ne devait le distraire de la prière. Mais le démon, l’ancien ennemi des ascètes s’est mis à comploter contre lui afin de lui briser la règle. Pendant qu’il priait et contemplait la beauté divine, ils se rassemblèrent à la porte de la tour, l’assaillirent par des cris en disant : « où es-tu Père Hilarion? », secouèrent la porte et ne cessèrent pas de l’inciter à répondre. Involontairement, l’ascète, pensant qu’il y avait une urgence quelconque interrompit sa prière et anxieusement regarda à travers la fenêtre. Immédiatement les démons répliquèrent avec enthousiasme, applaudirent et crièrent :« on t’a vaincu Hilarion! ». Mais leur intention de nuire à sa vie spirituelle leur était impossible, car il a fallu à l’homme de Dieu de tourner son regard vers le Créateur pour les chasser de son entourage comme le vent chasse la fumée.
En avançant en âge, le Père Hilarion devint blanc de corps et d’âme. il avait une grande barbe blanche, gracieuse aux yeux de tous et la grâce angélique abondait en lui. Il avait combattu plusieurs années, purifiant son esprit et illuminant celui des autres, comme un vrai confesseur. Il avait hissé son disciple sur les sommets de la vertu, glorifié le Nom du Seigneur et soutenu le monde par ses prières. Il ne restait plus qu’à cueillir la grappe et à la placer au milieu de l’Eglise triomphante. Au début du Grand Carême, il se rendit au monastère Saint Pantéléimon pour confesser les pères. Là, la mort l’attendait pour conduire son âme dans la contrée lumineuse de la joie céleste. C’était le 14 février 1864.
Comme tous les pères théophores, Père Hilarion avait prévu sa fin. Il avait aussi pressenti que les russes l’honoreraient comme un saint et vénéreraient ses reliques. Dans sa profonde humilité, il prit des mesures pour éviter cela. Il ordonna au Père Savva de ne pas l’enterrer au monastère russe mais dans le skite de Saint Jean à Iviron, ce qu’il fit un soir, à l’insu de tous. En 1867, trois ans plus tard, les moines de Dionysiou, animés d’une tendre ferveur, transportèrent solennellement les reliques et les placèrent dans le cimetière du monastère. « Quand mes os seront exhumés, transporte-les au cimetière du monastère de Dionysiou et mélange les avec ceux des pères », avait-il ordonné à son disciple
Après la mort de son ancien (Hiéromoine Hilarion), plusieurs choses changèrent dans la vie du Père Savva. Au début, il dut abandonner son ermitage et s’installer au monastère de Dyonisiou. C’est dans une grande affliction qu’il rassembla les affaires de son ancien, parmi lesquelles une lourde Croix métallique qu’il portait autour du cou et un magnifique crucifix en bois qu’Hilarion avait ramené de Géorgie.
En quittant son ermitage, le Père Savva ignorait qu’il allait consacrer le reste de sa vie à remettre sur la voie de la pénitence de nombreuses âmes et à guider vers le salut une multitude de chrétiens. L’atmosphère cénobitique du monastère de Dionysiou lui parut pesante, habitué qu’il était à la solitude. On le laissa donc partir après qu’il l’eut demandé à plusieurs reprises.
Un peu au-dessus du monastère, dans le petit skite Sainte Anne, se trouvait un petit ermitage dédié aux grands Saints Onouphrios et Pierre de l’Athos. C’était là tout ce que convoitait le Père Savva : il imaginait trouver dans ce lieu la quiétude du Mont Carmel mais le Seigneur avait décidé d’en faire la piscine de Siloé.
Très vite, une communauté se forma autour du Père Savva, constituée des Pères Onouphrios, Hilarion, Pierre, Anastasios et Savva.. Onouphrios faisait fonction de bras droit, d’économe de l’ermitage et devint par la suite un Père spirituel. .Le second Hilarion était tellement dévoué au Père Savva, qu’il pouvait tout sacrifier pour lui. Père Anastassios, frère selon la chair de l’Ancien, vint tardivement sur la sainte Montagne et mourut avant son frère. Les deux derniers, Pierre et Savva, ne progressèrent pas dans la vie monastique : Pierre mourut prématurément en 1907, suite d’une maladie et Savva, que l’ancien aimait tellement qu’il lui donna son nom, quitta la sainte Montagne et termina dans un autre monastère.
A travers les discussions qu’il eut avec ses disciples, on peut imaginer les trésors de sagesse du Père Savva, quels étonnants combats, périls, ascensions et illuminations il connut dans sa vie. « Mes enfants disait-il, gardez-vous des tentations de la droite, ils nous enflent d’un désir excessif pour l’ascèse, les jeûnes sévères, une vie de contemplation continuelle, un isolement complet. Eloignez de vous les loups ravisseurs déguisés en pensées droites. Ne les laissez pas vous entraîner car ils complotent votre destruction. La grâce de Dieu ne porte pas de fruits aussi vite. J’ai moi-même expérimenté sérieusement le démon de la droite : alors que je vivais avec mon ancien dans une dépendance de Dionysiou, j’eus l’envie d’une solitude parfaite et d’un isolement total. Je souhaitais être seul avec Dieu, seul devant l’Unique. Je demandais la bénédiction pour me trouver une grotte très haut dans la montagne afin d’y vivre dans l’ascèse. Je suppliais sans relâche, pensant que mon désir plaisait à Dieu. Mon Ancien, un homme illuminé par Dieu, vit la tromperie dans tout cela et comprit qu’il s’agissait d’une dangereuse illusion de jeunesse. Toutefois, il ne s’opposa pas à mon désir enflammé et me dit : tu peux partir mon enfant, puisque tu le désires tellement, le Christ montrera Sa volonté. La nuit même, enfermé dans une grotte dans les hauteurs surplombant la colline, j’envoyais vers le ciel des prières d’action de grâce . Au-dessous de moi dans le skite Saint Jacques, mon Ancien égrenait son chapelet pour que Dieu m’envoie une bonne leçon afin de réfréner ma présomption et mon zèle de jeunesse. Il faisait complètement noir et je me réjouissais du calme qui entourait ma prière. Peu après, une tempête inattendue se déclencha. Des pierres s’abattirent de partout, le vent gronda, il me semblait que c’était la fin du monde. Pris par la terreur, j’étais sur le point de perdre la raison. Je ne savais pas si je pourrais retrouver le chemin du retour vers le skite Saint Jacques, chez mon Père spirituel...
Loin de moi désormais, une pareille hésychia! Dieu a écouté les prières de mon Ancien et permis au démon de me terroriser, afin que je ne subisse pas un malheur plus sérieux en restant là-bas. Ce fut une expérience et une leçon inoubliables. »
Avec le temps, de plus en plus de monde vint se nourrir de son expérience spirituelle. Quand il fut élevé au rang de Père confesseur, beaucoup goûtèrent aux fruits de sa sagesse. Le vide laissé par la disparition du Père Hilarion était maintenant comblé.
Le Père Savva avait assidûment cultivé la tempérance et la maîtrise de soi. Il était toujours paisible; ni colère, ni agitation, ni soucis, ni mélancolie ne pouvaient le perturber. Il était arrivé au sommet de l’impassibilité. Une fois, des marchands vinrent lui proposer du miel. Le pain et le miel constituaient la nourriture du carême. Le Père économe Hilarion acheta une boîte de ce miel mais quand il l’eut ouverte, il découvrit qu’il avait été trompé sur la marchandise. « Allons à l’église et faisons un chapelet à leur intention afin que Dieu aie pitié d’eux » dit calmement le Père Savva. Après quelques temps, les malfaiteurs revinrent pour remplacer le miel: ayant eu du mal à naviguer sur la mer, ils avaient compris que ceci était dû à leur péché.
LE DON DE PROPHETIE
Nombreux étaient ceux qui, venus pour discuter, pour chercher un conseil ou pour se confesser, étaient remplis d’étonnement en voyant combien il pénétrait les secrètes pensées des coeurs. Il remontait à la surface les péchés enfouis, les transgressions oubliées, révélant les pensées démoniaques et prévoyant l’avenir. « Dans la mesure où LE Père spirituel devient le réceptacle de la puissance de l’Esprit Divin, il voit à travers Lui » (Gregoire Palamas)
LE PERE SPIRITUEL
Le Père Gabriel, higoumène de Dyonisiou, écrivit en 1953 : « Beaucoup de moines et de laïcs qui avaient l’habitude d’aller chez lui pour la confession sont toujours vivants.
Ils gardent avec révérence le souvenir de sa gentillesse, de son amour paternel, de sa compassion et tout spécialement de sa magnanimité à l’égard de ceux qui portaient de lourds péchés. Personne ne quittait la petite chambre du Père Savva sans consolation » Il fut surnommé le Chrysostome de la confession.
JE SUIS DEVENU TOUT POUR TOUS
De même qu’il savait s’abaisser devant le pénitent, il savait aussi révéler sa puissance spirituelle si nécessaire. Il était porteur de l’Esprit Saint, il utilisait ses dons de clairvoyance et de prophétie pour le salut des âmes et le pénitent se trouvait confronté aux flammes de la Pentecôte. Devant cette force, aucun artifice de l’ennemi ne pouvait tenir et le pénitent s’écriait avec étonnement : « Cet Ancien est-il un homme ou bien un ange ?».
Dans le petit ermitage du skite Ste Anne vivait un hiéromoine confesseur qui n’avait pas le discernement et l’expérience du Père Savva. Un jour, un homme qui avait commis de terribles péchés vint vers le hiéromoine pour se confesser. Le prêtre n’avait jamais rencontré un homme pareil auparavant : un véritable roseau brisé. En l’écoutant, le Père était horrifié et dégoûté : « Mon Dieu; quelles atrocités! Qu’est-ce que j’entends! Quel genre de diable est-ce là? » Avant la fin de la confession, le Prêtre interrompit le pénitent en disant : « Arrête je suis horrifié! Je vais perdre la raison! Ce ne sont pas des péchés humains, ils sont sataniques! Va-t-en! Tu n’auras pas d’absolution, je n’écouterai plus! Va-t-en! » La seule chose qui restait au monde pour cet homme misérable était la miséricorde de Dieu. Cette porte ayant été fermée, il regarda la mer pour s’y noyer, pour mettre fin à la tragédie de sa vie. Mais Dieu est infiniment miséricordieux. A cet instant, un moine qui vivait au skite Ste Anne l’aperçut :
-Comment vas-tu? Qu’est-ce qui se passe?
Pas de réponse.
-Quel est le problème? Pourquoi ne parles-tu pas? .
Avec grande difficulté, il parvint à apprendre les détails et l’entraîna vers le Père Savva, non sans avoir insisté longuement pour le persuader. Au moment où le Père Savva le vit, tout lui fut révélé.
-Mon frère est dans l’abîme, pour que je puisse l’en sortir, il faut que je descende vers lui .
-Père, y-a-t il un salut pour moi?
-Pour toi mon frère? Il y a un salut pour tout le monde! La miséricorde de Dieu est plus vaste que les cieux et plus profonde que l’abîme .
-Non, pas pour moi! Un pécheur comme moi ne peut être sauvé, c’est impossible!
-Tu ne peux être sauvé? Quelle blague! Penses-tu que je puisse l’être, moi ? Quels péchés aurais-tu pu commettre?
-De grands péchés, de très grands péchés!
-Quels grands péchés? Qui pourrait être plus coupable devant Dieu que moi, misérable ? Tu sais, une fois je n’étais pas attentif : j’ai été amené très loin et je suis tombé dans le péché suivant (Là le Père Savva mentionna un péché sérieux et l’autre sembla revenir à la vie)
-Oh Père! C’est exactement ce que j’ai fait!
-Toi aussi? Ne t’inquiète pas, Dieu te pardonnera. C’est suffisant que tu l’aies confessé.
Le Père Savva continua sur le même registre . L’artifice fut couronné de succès et l’infortuné reprit courage et raconta tous ses autres péchés avec sincérité. La pensée que le confesseur était comme lui, lui avait redonné courage.
-Je me suis repenti et j’ai beaucoup pleuré , mon fils.
-Moi aussi je me repens de toute mon âme Père, je vais jeûner et je ferai tout ce que vous m’ordonnerez.
-Puisque tu as décidé de changer de vie, incline-toi pour que je lise la prière d’absolution. Dieu va détruire tous tes péchés.
Quand il l’eut quitté , le jeune homme repenti dansait de joie car il avait été déchargé d’un grand poids.
Rencontrant son ami, il lui dit:
-Tu m’as sauvé, je suis un homme neuf !
-Rends grâce à Dieu!
-C’est un bon Père Confesseur, bon avec un coeur tendre. Le pauvre, il est le seul à avoir commis dans sa vie des péchés pires que les miens!
-Pires que les tiens? Laisse-moi rire ! Mon cher ami, le Père Savva est sur la sainte Montagne depuis son enfance et il vit comme un ange. C’est d’ailleurs pourquoi il a été digne d’être ordonné Prêtre.
-Que s’est-il donc passé?
Le moine lui expliqua tout et il comprit la puissance de l’amour. Dès ce moment-là, il fut rempli d’un amour infini pour cet excellent médecin des âmes.
LES ETRANGES AVERSES DE PIERRES
Un jeune pâtissier de Thessalonique, Athanase, se mit à ressentir de l’aversion pour la vie de ce monde et résolut de partir pour le saint monastère de Dionysiou et d’y revêtir l’habit monastique. Comme novice, il fut envoyé à Monoxilitis, un Métochion du monastère situé sur la Sainte Montagne, afin de s’exercer dans la vie monastique.
Entre temps, ses parents restés à Thessalonique voyaient avec amertume la décision de leur fils unique et chéri. Ils remuèrent ciel et terre pour le « sauver », pour le ramener dans le monde. Ils ne craignirent même pas de recourir à satan et d’utiliser la magie et la sorcellerie.
Athanase commença soudain à ressentir une oppression comme si une charge très lourde pesait sur lui. Dans sa vie passée, il avait lui-même pratiqué la magie et ainsi n’était pas ignorant de cette matière. C’est pourquoi il devina ce que ses parents étaient en train de faire. Il ressentit une angoisse de plus en plus intense. Quelque chose de très désagréable pesait au-dessus de lui. Il se mit à prier de plus en plus fréquemment, accentuant douloureusement la phrase de la prière du Seigneur, « Délivre-nous du malin ».
Les autres frères de Monoxilitis ne soupçonnaient rien de tout cela. Un matin après l’office, tandis qu’ils se préparaient pour leurs obédiences, des pierres se mirent soudain à tomber sur eux depuis la forêt qui surplombait le métochion. Heureusement pour eux et pour les biens du monastère, ils n’en souffrirent aucun mal. Ils attendirent un peu, pensant que quelque passant avait eu envie de faire une farce. Mais quand ils se remirent à leur travail, des pierres commencèrent à fuser derrière eux. Ils comprirent alors que quelque chose de sérieux arrivait et trouvèrent refuge dans l’Eglise. Ils n’osèrent pas la quitter car à la moindre tentative dans ce sens, le bombardement recommençait. Des outils, des moules en bois pour fabriquer des chapeaux monastiques et d’autres objets, volaient dans l’air. Leur chien fut précipité trois mètres plus bas que l’endroit où il se trouvait.
Bientôt quelques policiers avisés de l’affaire vinrent de Karyes. Ils fouillèrent les lieux et tirèrent des coups de feu dans la direction d’où venaient les pierres. Finalement ils réalisèrent que tout ceci n’était pas l’oeuvre des hommes mais celle des ennemis invisibles.
C’est alors que le novice Athanase s’avança et expliqua la cause de ce malheur : « Pour vous persuader complètement, laissez-moi partir seul vers la petite Eglise de saint Artemios et vous verrez que les pierres me suivront ». C’est ce qui arriva. Les pierres tombaient tout autour de lui mais sans jamais l’atteindre.
Après cette démonstration ils l’isolèrent dans l’Eglise. Le Père Porphyre, responsable du métochion, envoya une lettre demandant un bateau pour le monastère. Entre le moment où Athanase quitta l’Eglise et celui où il accosta au port du monastère, de terribles choses se passèrent. C’est un miracle que les marins ne se soient pas évanouis de frayeur. « Le bombardement des pierres ne cessa pas sur la mer, bien qu’ils fussent à une distance respectable du rivage. Les pierres contiuèrent à tomber mais heureusement autour du bateau sans causer aucun dommage » (Gabriel de Dyonisiou, The new Evergétinos, p65).
Entre la grève et la cour du monastère, tout était calme, ce qui encouragea plusieurs personnes à parler d’illusion. Une soudaine averse de pierres provenant d’une tour proche les réduisit cependant au silence.
Le conseil des Anciens, qui se réunit immédiatement, prit la décision d’« envoyer le novice chez le Père théophore Sabas...afin qu’il le délivrât ». La conviction générale des Pères était que les prières du Père Sabas pouvait mettre en déroute les mauvais esprits.
La Kalyve de la Résurrection subit une semaine de rudes épreuves. Il régnait une atmosphère de guerre, une guerre ouverte entre les puissances de la lumière et celle des ténèbres. Il y avait un bruit continuel et assourdissant. D’énormes blocs se détachaient des falaises voisines, volant à côté et au-dessus des habitations et roulant dans un terrible vacarme du précipice jusqu’à la mer. Des voix féroces vomissant des blasphèmes perturbaient et souillaient les lieux. Elles proféraient des insultes contre les moines et spécialement contre le Confesseur. Toute l’abomination de l’Hadès se montrait au grand jour.
L’homme de Dieu, sans égard pour son grand âge (il était alors dans ses dernières années), se livra à de grands combats. Il jeûna complètement er pria sans relâche pendant toute une semaine. « Cette race ne sort que par la prière et par le jeûne » (Mt.17,20). Son coeur compatissant ne pouvait pas souffrir de voir la création de Dieu soumise à une telle tyrannie .
A la fin de la semaine, l’Ancien s’approcha du possédé avec une foi inébranlable dans le Seigneur Ressuscité. L’esprit du mal commenca à s’agiter.
« Je te bannis...esprit impur...par Dieu qui a créé toutes choses par Sa Parole et par Notre Seigneur Jésus Christ...crains, fuis, quitte le serviteur de Dieu Athanase...va-t-en vers les lieux secs, désertés et incultes... »
Et c’est ce qui arriva. Comme si quelque chose était sorti de la bouche d’Athanase. L’occupant indésirable disparut comme la fumée se dissipe. Les mots sortis de la bouche du Père théophore Sabas frappèrent le démon comme une épée de feu. Instantanément le novice fut calme et paisible, poussant un soupir de soulagement. Rempli d’une joie et d’une reconnaissance sans mesure, il tomba aux pieds du Père, les embrassant et les baignant de ses larmes.
« Ô saint de Dieu, tu m’as sauvé, tu m’as ôté un terrible poids. Merci ! Tu m’as délivré du terrible serpent. Gloire à Toi mon Dieu ! »
Athanase séjourna avc son médecin plusieurs jours. Sur son conseil, il partit ensuite pour le skite de Koutloumousiou où il demeura. Le père Habacuc (c’est le nom qu’il reçut en étant tonsuré) se distingua parmi les Pères pour son austère vie ascétique. Il n’oublia jamais l’Ancien qui l’avait sauvé de la puissance du démon.
L’ANGE FAUX
Parmi les fils spirituels du Père Sabas se trouvait un diacre roumain. Il était encore jeune et vivait dans le désert environnant le petit skite Sainte Anne.
« Mon père », dit un jour le diacre au père Sabas avec une expression de tristesse, « je t’implore de ne pas oublier de commémorer ma mère à la Liturgie aujourd’hui. Elle est morte il y a trois jours. »
Dans l’esprit du Père Sabas, ces mots semblaient indiquer une victoire du démon. L’ancien, qui possédait beaucoup de discernement, fut troublé. Là, pensa-t-il, l’ennemi est en train de faire quelque chose de méchant. Le rusé ! Il ne recule devant rien pour tromper et enténébrer la création de Dieu. Sans rien faire paraître, il s’efforça d’en savoir un peu plus long .
« Raconte-moi cela mon enfant. Demain, ce sera le troisième jour après le repos de ta mère. C’est-à-dire qu’elle est morte avant- hier. Elle est morte en Roumanie. Comment as-tu pu être au courant en deux jours ? »
Il y eut un petit silence.
« Comment ? Comment je l’ai su ? », commença le diacre timidement, eh bien, il me l’a dit...
-Qui te l’a dit ?
-Mon ange gardien me l’a dit
-Ton ange gardien ? Tu l’as vu ?
Cela fait deux ans déjà. Il m’apparaît et se joint avec moi dans la prière. Nous chantons l’Acathiste ensemble et nous faisons les prosternations puis nous avons des conversations spirituelles... » Ces « deux années » désolèrent beaucoup le Père Savva. Deux années de tromperies démoniaques ne sont pas une mince affaire. Permettre à l’ennemi de travailler pour votre destruction pendant deux ans sans être dérangé est en vérité désolant.
« Et pourquoi mon enfant ne m’as-tu rien dit de tout cela pendant tout ce temps ?
-L’ange m’a dit que ce n’était pas nécéssaire ». Le Père Savva comprit qu’il avait affaire à une grande difficulté. D’abord il lui faudrait persuader le pauvre diacre que ce n’était pas son ange qui lui apparaissait et ensuite il faudrait être prêt à affronter la rage du démon. « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de nous et sauve nous », pensa-t-il en secret et avec ferveur.
« Mon enfant, es-tu sûr que c’est un ange qui t’es apparu ?
-Absolument certain, Père. Nous prions réellement ensemble et faisons des milliers de prosternations chaque jour. Nous parlons de la vie future et du paradis. C’est bien mon ange gardien ! »
Le diacre semblait bien certain de son opinion. Par ailleurs il avait une grande confiance en son ancien et ceci l’incita à réfléchir à nouveau. « Mais, dit-il, comment est-ce qu’un démon pourrait encourager la prière ? Le démon combat ceux qui prient ». Finalement, ils tombèrent d’accord de tester l’ange gardien.
« Dès qu’il s’approche à nouveau de toi, demande-lui de dire : « Vierge Marie, réjouis-toi... » Et fais le signe de la Croix.
Mais ce n’était pas si simple. Quand le démon t’a berné pendant deux années entières, alors même tes yeux et tes oreilles sont trompées. Il peut très bien te faire imaginer que tu entends le : « Vierge Marie, réjouis-toi », et que tu vois le signe de la Croix. A la visite suivante, le diacre dit à son confesseur dans une grande assurance intérieure :
« Père, tout a eu lieu comme tu l’as dit. C’est un ange de Dieu, c’est mon ange gardien. Il a dit : Vierge Marie, réjouis-toi, et il a fait le signe de la Croix ».
Le Père Savva comprenait très bien que deux années au service de cet ennemi rusé ne pouvaient être anéanties aussi facilement. Mais bien que le démon connût beaucoup d’astuces, il ne pouvait pas surpasser la sagesse de Dieu qui brillait dans l’Ancien théophore. Celui-ci se tourna vers le diacre :
« Ecoute-moi mon enfant. Fais bien attention, nous allons faire un dernier essai pour éclaircir ce problème. Les anges de Dieu peuvent tout savoir parce que Dieu le leur révèle. Mais les démons ne peuvent pas tout savoir et beaucoup de choses leur sont incompréhensibles. Es-tu d’accord ?
-Je suis d’accord !
-Puisque tu es d’accord, fais donc attention à ce que tu dois faire. A ce moment précis, je vais penser à quelque chose. (Ce fut une pensée contre le diable). Je vais la laisser cachée dans mon esprit. Ce soir, demande à l’ange de te dire ce à quoi j’ai pensé. S’il répond correctement, il vient véritablement de Dieu. Viens alors, et informe-moi ce qui se sera passé.
S’en fut quand le diacre retourné dans sa kalyve, il ressentit une certaine anxiété et un mauvais pressentiment de ce qui pourrait arriver mais en même temps, il s’émerveilla de l’excellente idée de son Ancien. Maintenant, l’affaire va être réglée.
La nuit venue, quand le diacre demanda à l’ange de résoudre le problème, une certaine angoisse parut sur le visage lumineux et il sembla confus.
« Mais, mon Père bien-aimé, toi un homme supérieur, pourquoi dois-tu t’intéresser aux pensées d’un mortel ? Tu t’abaisses toi-même. Ce n’est pas un désir qui mérite qu’on y soit attaché. Préfères-tu que je te montre ce soir, l’enfer, le paradis, la gloire de la Mère de Dieu ? »
Mais le diacre commençait à soupçonner quelque chose, insista.
« Je dois l’obéissance à mon confesseur. Dis-moi à quoi pensa- t-il ? » L’ange tenta de changer de sujet, mais le diacre le ramenait sans cesse à la question. En plus de cela, vouloir échapper à la question n’a pas donné une bonne impression.
« Tu dois me dire ce à quoi mon confesseur pensait. C’est une chose simple, ne sais-tu pas?
-Attention Diacre, ta mauvaise conduite te fera perdre ma bonne volonté.
-Je ne sais pas, je te demande quelque chose de facile. Pour la dernière fois, sais-tu ou non à quoi le Père Savva pensait ? ».
A ce moment l’apparition brillante et lumineuse disparut, révélant une forme effrayante. Elle grinçait les dents et d’une voix semblable à celle d’un animal enragé, elle criait :
« Mauvais Diacre, tu es perdu. Demain à cette heure-ci, tu seras dans le feu de l’enfer! On ve te brûler, on va te détruire !
Après cela, le Diacre resta seul, seul et ruiné. Toute la joie qu’il avait ressentie au cours des deux années qu’avait duré l’apparition ne pouvait pas compenser le malheur présent. Si il n’avait pas été soutenu par les prières de son confesseur, qui veillait en cet instant et suppliait Dieu pour lui, il aurait perdu son âme. Plusieurs heures passèrent avant qu’il ne pût rassembler ses esprits et se tenir debout. Il ne put rester dans sa kalyve. Il ne vit nulle part aucune sécurité, si ce n’est auprès de son confesseur. Tout le temps la menace tonnait dans ses oreilles : « Demain à cette heure tu seras en enfer! » La terreur le transperçait jusqu’au tréfonds de son âme. Il arriva à la kalyve de la Résurrection. Il attrapa le manteau de l’Ancien et ne le lâcha plus. Même quand l’Ancien voulait dormir un petit peu, le Diacre terrifié était à ses côtés.
« Ne t’effraie pas mon enfant. Sois tranquille.
-Comment ne pas m’effrayer, mon Père, quand l’heure viendra ? Ah! L’heure viendra et ils me prendront. Ô mon Christ, sauve-moi! »
Effectivement, à l’heure déteminée, une violente attaque des esprits malins survint. De la bouche du Diacre sortirent des cris de terreur et de désespoir :
« Sauve-moi, mon Père ! Je suis perdu, ils sont en train de me prendre! Sauve-moi ! »
Le Père Savva se prosterna à terre, et avec larmes et peine pria le Seigneur afin qu’il eût pitié de son serviteur et que fussent chassés les esprits malins. Ses supplications entendues, et le malheureux Diacre était sauvé « de la bouche du lion ».
Ainsi se termina cette tragédie, une tragédie très instructive. En vérité, les visions et les apparitions cachent de vrais dangers. Quand on ne révèle pas vraiment notre monde intérieur pendant la confession, l’ennemi peut faire de nous ce qu’il veut. Combien est précieux un vrai confesseur !
L’histoire pourtant n’est pas tout à fait terminée. Avec le termps et avec les instructions du Père Savva, le Diacre est devenu plus calme. Sa vie spirituelle s’est bien développée. Plus tard il fut ordonné Prêtre et se distinguait par sa piété. Néanmoins, ces années d’illusion démoniaque ont laissé des traces gênantes. Le diable avait acquis un certain droit sur lui. Etait-ce gratuitement qu’il lui avait montré de merveilleuses visions ? Cela dit, il est venu très jeune à la Sainte Montagne et a grandi dans un entourage angélique, comme ils disent. Malgré tout cela, il fut troublé toute sa vie par différentes tentations. Tous les Pères spirituels virent en cela une réminiscence des deux années de coopération avec l’ange faux.
À la source de la vie
Comme une terre foisonnant de fleurs et de fruits, l'âme du père Savva était irriguée par les fontaines de l'Esprit qui ne tarissent jamais. Une prière continuelle, une vie d'intense adoration lui attirèrent les eaux de la grâce, tel « l'arbre planté près des eaux courantes, qui donne son fruit en son temps et dont le feuillage ne tombe jamais » (Ps 1, 3).
La nuit presque tout entière, il priait, sacrifiant ainsi son repos sur l'autel de la prière. Il restait debout, droit comme un piquet, tenant en sa main un chapelet de trois cents nœuds. Son esprit s'élevait jusqu'au ciel, glorifiant avec les anges porteurs de lumière la Très-Sainte Trinité. Lorsque la chair faiblissait, toute prête à se rendre au sommeil, elle était matée par des cordes accrochées au plafond et tendues sous ses bras, méthode inventée par ceux qui aiment Dieu et qui veulent rester en veille et demeurer alertes dans le combat pour la prière.
La vie liturgique du père Savva était intense. Il accomplissait chaque jour le mystère pascal dans la Kalyve de la Résurrection. Beaucoup de choses ont été dites sur la grandeur de la vie de prière qui régnait dans cette église. Il y maintenait un ordre parfait, une prévenance et une solennité nonpareilles. Très attentionné à l'égard du saint autel, il évitait de le toucher. « Quel lieu effrayant ! », avait-il coutume de dire.
Lorsqu'il était dans sa cellule, il ressemblait, disait-on, à un moine pauvre, quelque peu insignifiant, à cause de sa petite taille. Mais quand il servait la liturgie, il était auguste, et son visage rayonnait comme celui d'un ange. Au moment du sanctus (« Saint, Saint, Saint, Seigneur Sabaoth »), père Joachim Spetsieris raconte que d'abondantes larmes ruisselaient de ses yeux. Qui peut dire ce que le père contemplait en ces moments-là ?
Souviens-toi, Seigneur
Les torrents de grâce qui jaillissent du sacrifice non sanglant ne sont pas une faveur réservée aux seuls vivants, ils sont une faveur pour les morts aussi. Pour cette raison, les célébrants prient continuellement, tournés vers l'autel : « Souviens-toi, Seigneur, de Ton serviteur », « Accorde la santé à Ton serviteur », « Accorde le repos à l'âme de Ton serviteur ». D'autant plus grands sont leur foi et leur amour, d'autant plus nombreux les noms de ceux pour lesquels ils prient.
Le père Savva faisait ainsi mémoire d'une liste de noms considérable. Il commençait tout seul la Proscomédie (préparation des dons avant la liturgie), et pendant quelque deux ou trois heures, détachant une à une les parcelles de la prosphore, il commémorait les noms continûment. Il devait utiliser à cette fin une très large patène.
« Saint Père », lui disaient les moines, « tu es fatigué, pourquoi lis-tu tant de noms, debout, durant de si longues heures ? ».
– Je ne suis pas fatigué », répondait-il. « Je suis au contraire bien heureux, car ceux que je commémore reçoivent beaucoup de bienfaits, et c'est cela ma joie. »
Il raconta un jour la révélation qu'il reçut de Dieu à propos de ces bienfaits. Il vit un ange qui, ayant pris l'apparence d'un prêtre, lavait les péchés dans le sang de l'agneau.
Avant sa mort, le père Savva eut la bonne idée de consigner cette révélation. En 1925, le père Joachim Spetsieris trouva ce manuscrit et le transcrivit. Voici ce texte.
« À tous ceux qui demandent pourquoi j'étais inspiré de commémorer tant de noms, à chaque liturgie, en détachant autant de parcelles de la prosphore.
» En 1843, nous arrivâmes du monastère d'Iviron à celui de Dionysiou. Nous vécûmes dans le silence au-dessus du monastère, dans le skite dont l'église était dédiée à saint Jacques, le frère du Seigneur, église que mon Ancien, le père Hilarion, me demanda de restaurer depuis ses fondations.
» Le temps vint pour L'Évêque de la consacrer. Le soir, un hiéromoine du monastère cousit les revêtements pour l'autel et pour la table de la Proscomédie et prépara l'huile pour la consécration. Le lendemain matin, après la consécration et la liturgie, l'Évêque dit à mon Ancien : « Je vous en prie, permettez-moi de donner quelques noms au père Savva pour la commémoration, puisqu'il va servir la liturgie pendant quarante jours ». Mon Ancien répondit : « Donnez-lui autant de noms que vous le souhaitez ». L'évêque écrivit soixante-deux noms sur une feuille de papier et fit un petit don au père Stéphane.
» Après avoir fait mémoire de ces noms durant trente-neuf jours, au quarantième jour, appuyé contre le lutrin en attendant mon Ancien pour la liturgie, je m'endormis, et dans mon sommeil, je me vis vêtu de mes habits sacerdotaux, debout devant l'autel sur lequel était posée la patène remplie du sang du Christ. Je vis également le père Stéphane. Il prit sur la table de la Proscomédie la feuille avec les noms, se rendit à la sainte table, et tenant le papier avec les languettes, il le plongea à plusieurs reprises dans la patène pleine du sang du Christ. Chaque fois qu'il l'y trempait, un nom s'effaçait, jusqu'à tant que le papier tout entier fût oblitéré.
» Je m'éveillai alors. Lorsque parut mon Ancien, je lui racontai ce que j'avais vu. Il me dit simplement : « Ne t'ai-je pas demandé de ne pas croire aux rêves ? »
» Passé la liturgie, il ajouta : « Ce n'est pas à cause de ta dignité que les péchés de ces gens étaient remis. C'est par la foi que l'on reçoit le pardon. »
» Voilà pourquoi je commémore tant de noms. »
Que l'exemple du père Savva nous encourage à réfléchir en nous les abondants bienfaits que nous recevons, à travers la Divine Liturgie, du Sacrifice du Golgotha.
Le Grand Carême de 1908 trouva le vieux confesseur bien affaibli. Ses forces physiques l'avaient quitté, son corps dépérissait. Seul le saint autel le gardait vivant. L'archimandrite Gabriel de Dionysiou nous rapporte que le père continua de célébrer chaque jour la liturgie, jusqu'à un âge avancé, goûtant du pain et de la nourriture de carême une seule fois par jour. Cependant, son homme intérieur demeurait vigoureux, la bonté et la douceur qui apparaissaient sur son visage impressionnaient tous ceux qui le voyaient.
L'année 1908, Pâques fut célébré le 23 avril. Le vendredi 14 avril, veille de la Résurrection de Lazare, le vieillard réunit ses faibles forces pour célébrer la Liturgie des Présanctifiés. Il sut que c'était la dernière liturgie qu'il servait, et il était rempli d'une tendre émotion.
Après la liturgie, il s'assit, épuisé, et dit à ses deux disciples Onouphrios et Hilarion : « Approchez et lisez pour moi les prières du Pardon, car je mourrai dans peu de temps ». Il les bénit, prit congé d'eux, leur fit ses dernières recommandations, et parla de leur réunion prochaine dans la cité céleste. Ce fut un moment béni, chargé de pleurs, de silence et de mystère. Avec une paix infinie sur son visage, il anticipa la visite des anges, cependant que ses lèvres louaient sans cesse le Seigneur de la vie et de la mort. À la neuvième heure byzantine, trois heures avant le coucher du soleil, derrière le mont Athos, au milieu des larmes de ses disciples, le parfum des fleurs d'avril, les chants printaniers des oiseaux du désert et l'encens des prières du soir, l'âme de l'Ancien s'envola vers les demeures célestes, vers le monde sans corruption. Il partit, empli de l'espoir de la résurrection, tandis que l'Église rendait gloire à Celui qui vainquit la mort en ressuscitant Lazare, au tombeau depuis quatre jours déjà.
Par les prières de Ton Saint, Seigneur Jésus-Christ,
aie pitié de nous. Amen. (Fin)
Extrait du livre (Contemporary Ascetics of Mont Athos) de l’Archimandrite Chérubin - Vol 2- 1992
En 1843, Hilarion s’installa avec son jeune disciple Savva agé de 22 ans dans le skite de l’Apôtre Jacques, le frère du Seigneur, situé dans un lieu à l’écart au-dessus du monastère de Dionysiou. Leurs armes étaient l’ascèse, la mortification de la chair, la tempérance, le jeûne et les veilles. Ils combattaient avec un glaive à deux tranchants, la Parole de Dieu et les textes patristiques. Ils invoquaient en permanence le Nom de Jésus et communiaient chaque jour aux Saints Mystères.
Durant 21 ans, Hilarion et Savva luttèrent ensemble dans le désert. Ils ne quittaient leur retraite que pour fêter la Nativité, Pâques et la Pentecôte dans les monastères. Hilarion, pénétré par la Passion du Christ, ne touchait ni à la nourriture, ni à la boisson le vendredi..
En 1854, la Russie était en guerre contre l’empire turc et ses alliées, les forces françaises et anglaises. La Crimée était devenue un violent champ de bataille et Sébastopol était cruellement assiégée. Dans cette situation extrême, le Tsar pensa à recourir à l’aide de saints startsi : Nicolas I dépècha un navire militaire pour chercher un homme de Dieu. Ayant accosté au monastère de Dionysiou, des officiers russes demandèrent à voir Hilarion.
L’ayant trouvé, il s’enquirent de la fin de la guerre mais le vieux moine, étant fils de l’humilité, ne voulut pas être honoré comme un prophète. Plus il refusait, plus les officiers insistaient. Trois jours plus tard, l’affaire n’était toujours pas encore réglée. Finalement, il prit son chapelet, tourna son regard vers le Seigneur et Le pria de lui révéler Sa volonté. La réponse vint immédiatement: « La Russie va endurer des temps difficiles, elle sera défaite à la fin mais ne perdra aucun territoire ». C’est ainsi que le Tsar connut la fin de la guerre de Crimée et le futur confirma les paroles du staretz athonite.
Un jour, Père Savva tomba gravement malade. Il fut torturé par une grande fièvre plusieurs jours durant et son état ne s’améliorait pas. Hilarion décida alors d’utiliser l’arme des moines, le chapelet. Dans son for intérieur, il savait que le Seigneur l’exaucerait. Dans l’ermitage, il y avait des olives, des oignons, des haricots et d’autres légumes. Il en prit un mélange et dit à son disciple : « Père Savva, mange ce que je te donne et tu seras guéri ». Le Père Savva sourit de cette médecine mais en comprit la signification. Comme il était enfant de l’obéissance, il mangea le tout et fut aussitôt guéri de sa maladie.
Une fois, Père Hilarion s’enferma dans une tour (laquelle était construite contre les pirates qui abondaient dans la région) pour s’occuper uniquement de la vie intérieure. Il établit une règle, de ne jamais lever les yeux et de regarder à travers la fenêtre; aucun agent exrtérieur ne devait le distraire de la prière. Mais le démon, l’ancien ennemi des ascètes s’est mis à comploter contre lui afin de lui briser la règle. Pendant qu’il priait et contemplait la beauté divine, ils se rassemblèrent à la porte de la tour, l’assaillirent par des cris en disant : « où es-tu Père Hilarion? », secouèrent la porte et ne cessèrent pas de l’inciter à répondre. Involontairement, l’ascète, pensant qu’il y avait une urgence quelconque interrompit sa prière et anxieusement regarda à travers la fenêtre. Immédiatement les démons répliquèrent avec enthousiasme, applaudirent et crièrent :« on t’a vaincu Hilarion! ». Mais leur intention de nuire à sa vie spirituelle leur était impossible, car il a fallu à l’homme de Dieu de tourner son regard vers le Créateur pour les chasser de son entourage comme le vent chasse la fumée.
En avançant en âge, le Père Hilarion devint blanc de corps et d’âme. il avait une grande barbe blanche, gracieuse aux yeux de tous et la grâce angélique abondait en lui. Il avait combattu plusieurs années, purifiant son esprit et illuminant celui des autres, comme un vrai confesseur. Il avait hissé son disciple sur les sommets de la vertu, glorifié le Nom du Seigneur et soutenu le monde par ses prières. Il ne restait plus qu’à cueillir la grappe et à la placer au milieu de l’Eglise triomphante. Au début du Grand Carême, il se rendit au monastère Saint Pantéléimon pour confesser les pères. Là, la mort l’attendait pour conduire son âme dans la contrée lumineuse de la joie céleste. C’était le 14 février 1864.
Comme tous les pères théophores, Père Hilarion avait prévu sa fin. Il avait aussi pressenti que les russes l’honoreraient comme un saint et vénéreraient ses reliques. Dans sa profonde humilité, il prit des mesures pour éviter cela. Il ordonna au Père Savva de ne pas l’enterrer au monastère russe mais dans le skite de Saint Jean à Iviron, ce qu’il fit un soir, à l’insu de tous. En 1867, trois ans plus tard, les moines de Dionysiou, animés d’une tendre ferveur, transportèrent solennellement les reliques et les placèrent dans le cimetière du monastère. « Quand mes os seront exhumés, transporte-les au cimetière du monastère de Dionysiou et mélange les avec ceux des pères », avait-il ordonné à son disciple
Après la mort de son ancien (Hiéromoine Hilarion), plusieurs choses changèrent dans la vie du Père Savva. Au début, il dut abandonner son ermitage et s’installer au monastère de Dyonisiou. C’est dans une grande affliction qu’il rassembla les affaires de son ancien, parmi lesquelles une lourde Croix métallique qu’il portait autour du cou et un magnifique crucifix en bois qu’Hilarion avait ramené de Géorgie.
En quittant son ermitage, le Père Savva ignorait qu’il allait consacrer le reste de sa vie à remettre sur la voie de la pénitence de nombreuses âmes et à guider vers le salut une multitude de chrétiens. L’atmosphère cénobitique du monastère de Dionysiou lui parut pesante, habitué qu’il était à la solitude. On le laissa donc partir après qu’il l’eut demandé à plusieurs reprises.
Un peu au-dessus du monastère, dans le petit skite Sainte Anne, se trouvait un petit ermitage dédié aux grands Saints Onouphrios et Pierre de l’Athos. C’était là tout ce que convoitait le Père Savva : il imaginait trouver dans ce lieu la quiétude du Mont Carmel mais le Seigneur avait décidé d’en faire la piscine de Siloé.
Très vite, une communauté se forma autour du Père Savva, constituée des Pères Onouphrios, Hilarion, Pierre, Anastasios et Savva.. Onouphrios faisait fonction de bras droit, d’économe de l’ermitage et devint par la suite un Père spirituel. .Le second Hilarion était tellement dévoué au Père Savva, qu’il pouvait tout sacrifier pour lui. Père Anastassios, frère selon la chair de l’Ancien, vint tardivement sur la sainte Montagne et mourut avant son frère. Les deux derniers, Pierre et Savva, ne progressèrent pas dans la vie monastique : Pierre mourut prématurément en 1907, suite d’une maladie et Savva, que l’ancien aimait tellement qu’il lui donna son nom, quitta la sainte Montagne et termina dans un autre monastère.
A travers les discussions qu’il eut avec ses disciples, on peut imaginer les trésors de sagesse du Père Savva, quels étonnants combats, périls, ascensions et illuminations il connut dans sa vie. « Mes enfants disait-il, gardez-vous des tentations de la droite, ils nous enflent d’un désir excessif pour l’ascèse, les jeûnes sévères, une vie de contemplation continuelle, un isolement complet. Eloignez de vous les loups ravisseurs déguisés en pensées droites. Ne les laissez pas vous entraîner car ils complotent votre destruction. La grâce de Dieu ne porte pas de fruits aussi vite. J’ai moi-même expérimenté sérieusement le démon de la droite : alors que je vivais avec mon ancien dans une dépendance de Dionysiou, j’eus l’envie d’une solitude parfaite et d’un isolement total. Je souhaitais être seul avec Dieu, seul devant l’Unique. Je demandais la bénédiction pour me trouver une grotte très haut dans la montagne afin d’y vivre dans l’ascèse. Je suppliais sans relâche, pensant que mon désir plaisait à Dieu. Mon Ancien, un homme illuminé par Dieu, vit la tromperie dans tout cela et comprit qu’il s’agissait d’une dangereuse illusion de jeunesse. Toutefois, il ne s’opposa pas à mon désir enflammé et me dit : tu peux partir mon enfant, puisque tu le désires tellement, le Christ montrera Sa volonté. La nuit même, enfermé dans une grotte dans les hauteurs surplombant la colline, j’envoyais vers le ciel des prières d’action de grâce . Au-dessous de moi dans le skite Saint Jacques, mon Ancien égrenait son chapelet pour que Dieu m’envoie une bonne leçon afin de réfréner ma présomption et mon zèle de jeunesse. Il faisait complètement noir et je me réjouissais du calme qui entourait ma prière. Peu après, une tempête inattendue se déclencha. Des pierres s’abattirent de partout, le vent gronda, il me semblait que c’était la fin du monde. Pris par la terreur, j’étais sur le point de perdre la raison. Je ne savais pas si je pourrais retrouver le chemin du retour vers le skite Saint Jacques, chez mon Père spirituel...
Loin de moi désormais, une pareille hésychia! Dieu a écouté les prières de mon Ancien et permis au démon de me terroriser, afin que je ne subisse pas un malheur plus sérieux en restant là-bas. Ce fut une expérience et une leçon inoubliables. »
Avec le temps, de plus en plus de monde vint se nourrir de son expérience spirituelle. Quand il fut élevé au rang de Père confesseur, beaucoup goûtèrent aux fruits de sa sagesse. Le vide laissé par la disparition du Père Hilarion était maintenant comblé.
Le Père Savva avait assidûment cultivé la tempérance et la maîtrise de soi. Il était toujours paisible; ni colère, ni agitation, ni soucis, ni mélancolie ne pouvaient le perturber. Il était arrivé au sommet de l’impassibilité. Une fois, des marchands vinrent lui proposer du miel. Le pain et le miel constituaient la nourriture du carême. Le Père économe Hilarion acheta une boîte de ce miel mais quand il l’eut ouverte, il découvrit qu’il avait été trompé sur la marchandise. « Allons à l’église et faisons un chapelet à leur intention afin que Dieu aie pitié d’eux » dit calmement le Père Savva. Après quelques temps, les malfaiteurs revinrent pour remplacer le miel: ayant eu du mal à naviguer sur la mer, ils avaient compris que ceci était dû à leur péché.
LE DON DE PROPHETIE
Nombreux étaient ceux qui, venus pour discuter, pour chercher un conseil ou pour se confesser, étaient remplis d’étonnement en voyant combien il pénétrait les secrètes pensées des coeurs. Il remontait à la surface les péchés enfouis, les transgressions oubliées, révélant les pensées démoniaques et prévoyant l’avenir. « Dans la mesure où LE Père spirituel devient le réceptacle de la puissance de l’Esprit Divin, il voit à travers Lui » (Gregoire Palamas)
LE PERE SPIRITUEL
Le Père Gabriel, higoumène de Dyonisiou, écrivit en 1953 : « Beaucoup de moines et de laïcs qui avaient l’habitude d’aller chez lui pour la confession sont toujours vivants.
Ils gardent avec révérence le souvenir de sa gentillesse, de son amour paternel, de sa compassion et tout spécialement de sa magnanimité à l’égard de ceux qui portaient de lourds péchés. Personne ne quittait la petite chambre du Père Savva sans consolation » Il fut surnommé le Chrysostome de la confession.
JE SUIS DEVENU TOUT POUR TOUS
De même qu’il savait s’abaisser devant le pénitent, il savait aussi révéler sa puissance spirituelle si nécessaire. Il était porteur de l’Esprit Saint, il utilisait ses dons de clairvoyance et de prophétie pour le salut des âmes et le pénitent se trouvait confronté aux flammes de la Pentecôte. Devant cette force, aucun artifice de l’ennemi ne pouvait tenir et le pénitent s’écriait avec étonnement : « Cet Ancien est-il un homme ou bien un ange ?».
Dans le petit ermitage du skite Ste Anne vivait un hiéromoine confesseur qui n’avait pas le discernement et l’expérience du Père Savva. Un jour, un homme qui avait commis de terribles péchés vint vers le hiéromoine pour se confesser. Le prêtre n’avait jamais rencontré un homme pareil auparavant : un véritable roseau brisé. En l’écoutant, le Père était horrifié et dégoûté : « Mon Dieu; quelles atrocités! Qu’est-ce que j’entends! Quel genre de diable est-ce là? » Avant la fin de la confession, le Prêtre interrompit le pénitent en disant : « Arrête je suis horrifié! Je vais perdre la raison! Ce ne sont pas des péchés humains, ils sont sataniques! Va-t-en! Tu n’auras pas d’absolution, je n’écouterai plus! Va-t-en! » La seule chose qui restait au monde pour cet homme misérable était la miséricorde de Dieu. Cette porte ayant été fermée, il regarda la mer pour s’y noyer, pour mettre fin à la tragédie de sa vie. Mais Dieu est infiniment miséricordieux. A cet instant, un moine qui vivait au skite Ste Anne l’aperçut :
-Comment vas-tu? Qu’est-ce qui se passe?
Pas de réponse.
-Quel est le problème? Pourquoi ne parles-tu pas? .
Avec grande difficulté, il parvint à apprendre les détails et l’entraîna vers le Père Savva, non sans avoir insisté longuement pour le persuader. Au moment où le Père Savva le vit, tout lui fut révélé.
-Mon frère est dans l’abîme, pour que je puisse l’en sortir, il faut que je descende vers lui .
-Père, y-a-t il un salut pour moi?
-Pour toi mon frère? Il y a un salut pour tout le monde! La miséricorde de Dieu est plus vaste que les cieux et plus profonde que l’abîme .
-Non, pas pour moi! Un pécheur comme moi ne peut être sauvé, c’est impossible!
-Tu ne peux être sauvé? Quelle blague! Penses-tu que je puisse l’être, moi ? Quels péchés aurais-tu pu commettre?
-De grands péchés, de très grands péchés!
-Quels grands péchés? Qui pourrait être plus coupable devant Dieu que moi, misérable ? Tu sais, une fois je n’étais pas attentif : j’ai été amené très loin et je suis tombé dans le péché suivant (Là le Père Savva mentionna un péché sérieux et l’autre sembla revenir à la vie)
-Oh Père! C’est exactement ce que j’ai fait!
-Toi aussi? Ne t’inquiète pas, Dieu te pardonnera. C’est suffisant que tu l’aies confessé.
Le Père Savva continua sur le même registre . L’artifice fut couronné de succès et l’infortuné reprit courage et raconta tous ses autres péchés avec sincérité. La pensée que le confesseur était comme lui, lui avait redonné courage.
-Je me suis repenti et j’ai beaucoup pleuré , mon fils.
-Moi aussi je me repens de toute mon âme Père, je vais jeûner et je ferai tout ce que vous m’ordonnerez.
-Puisque tu as décidé de changer de vie, incline-toi pour que je lise la prière d’absolution. Dieu va détruire tous tes péchés.
Quand il l’eut quitté , le jeune homme repenti dansait de joie car il avait été déchargé d’un grand poids.
Rencontrant son ami, il lui dit:
-Tu m’as sauvé, je suis un homme neuf !
-Rends grâce à Dieu!
-C’est un bon Père Confesseur, bon avec un coeur tendre. Le pauvre, il est le seul à avoir commis dans sa vie des péchés pires que les miens!
-Pires que les tiens? Laisse-moi rire ! Mon cher ami, le Père Savva est sur la sainte Montagne depuis son enfance et il vit comme un ange. C’est d’ailleurs pourquoi il a été digne d’être ordonné Prêtre.
-Que s’est-il donc passé?
Le moine lui expliqua tout et il comprit la puissance de l’amour. Dès ce moment-là, il fut rempli d’un amour infini pour cet excellent médecin des âmes.
LES ETRANGES AVERSES DE PIERRES
Un jeune pâtissier de Thessalonique, Athanase, se mit à ressentir de l’aversion pour la vie de ce monde et résolut de partir pour le saint monastère de Dionysiou et d’y revêtir l’habit monastique. Comme novice, il fut envoyé à Monoxilitis, un Métochion du monastère situé sur la Sainte Montagne, afin de s’exercer dans la vie monastique.
Entre temps, ses parents restés à Thessalonique voyaient avec amertume la décision de leur fils unique et chéri. Ils remuèrent ciel et terre pour le « sauver », pour le ramener dans le monde. Ils ne craignirent même pas de recourir à satan et d’utiliser la magie et la sorcellerie.
Athanase commença soudain à ressentir une oppression comme si une charge très lourde pesait sur lui. Dans sa vie passée, il avait lui-même pratiqué la magie et ainsi n’était pas ignorant de cette matière. C’est pourquoi il devina ce que ses parents étaient en train de faire. Il ressentit une angoisse de plus en plus intense. Quelque chose de très désagréable pesait au-dessus de lui. Il se mit à prier de plus en plus fréquemment, accentuant douloureusement la phrase de la prière du Seigneur, « Délivre-nous du malin ».
Les autres frères de Monoxilitis ne soupçonnaient rien de tout cela. Un matin après l’office, tandis qu’ils se préparaient pour leurs obédiences, des pierres se mirent soudain à tomber sur eux depuis la forêt qui surplombait le métochion. Heureusement pour eux et pour les biens du monastère, ils n’en souffrirent aucun mal. Ils attendirent un peu, pensant que quelque passant avait eu envie de faire une farce. Mais quand ils se remirent à leur travail, des pierres commencèrent à fuser derrière eux. Ils comprirent alors que quelque chose de sérieux arrivait et trouvèrent refuge dans l’Eglise. Ils n’osèrent pas la quitter car à la moindre tentative dans ce sens, le bombardement recommençait. Des outils, des moules en bois pour fabriquer des chapeaux monastiques et d’autres objets, volaient dans l’air. Leur chien fut précipité trois mètres plus bas que l’endroit où il se trouvait.
Bientôt quelques policiers avisés de l’affaire vinrent de Karyes. Ils fouillèrent les lieux et tirèrent des coups de feu dans la direction d’où venaient les pierres. Finalement ils réalisèrent que tout ceci n’était pas l’oeuvre des hommes mais celle des ennemis invisibles.
C’est alors que le novice Athanase s’avança et expliqua la cause de ce malheur : « Pour vous persuader complètement, laissez-moi partir seul vers la petite Eglise de saint Artemios et vous verrez que les pierres me suivront ». C’est ce qui arriva. Les pierres tombaient tout autour de lui mais sans jamais l’atteindre.
Après cette démonstration ils l’isolèrent dans l’Eglise. Le Père Porphyre, responsable du métochion, envoya une lettre demandant un bateau pour le monastère. Entre le moment où Athanase quitta l’Eglise et celui où il accosta au port du monastère, de terribles choses se passèrent. C’est un miracle que les marins ne se soient pas évanouis de frayeur. « Le bombardement des pierres ne cessa pas sur la mer, bien qu’ils fussent à une distance respectable du rivage. Les pierres contiuèrent à tomber mais heureusement autour du bateau sans causer aucun dommage » (Gabriel de Dyonisiou, The new Evergétinos, p65).
Entre la grève et la cour du monastère, tout était calme, ce qui encouragea plusieurs personnes à parler d’illusion. Une soudaine averse de pierres provenant d’une tour proche les réduisit cependant au silence.
Le conseil des Anciens, qui se réunit immédiatement, prit la décision d’« envoyer le novice chez le Père théophore Sabas...afin qu’il le délivrât ». La conviction générale des Pères était que les prières du Père Sabas pouvait mettre en déroute les mauvais esprits.
La Kalyve de la Résurrection subit une semaine de rudes épreuves. Il régnait une atmosphère de guerre, une guerre ouverte entre les puissances de la lumière et celle des ténèbres. Il y avait un bruit continuel et assourdissant. D’énormes blocs se détachaient des falaises voisines, volant à côté et au-dessus des habitations et roulant dans un terrible vacarme du précipice jusqu’à la mer. Des voix féroces vomissant des blasphèmes perturbaient et souillaient les lieux. Elles proféraient des insultes contre les moines et spécialement contre le Confesseur. Toute l’abomination de l’Hadès se montrait au grand jour.
L’homme de Dieu, sans égard pour son grand âge (il était alors dans ses dernières années), se livra à de grands combats. Il jeûna complètement er pria sans relâche pendant toute une semaine. « Cette race ne sort que par la prière et par le jeûne » (Mt.17,20). Son coeur compatissant ne pouvait pas souffrir de voir la création de Dieu soumise à une telle tyrannie .
A la fin de la semaine, l’Ancien s’approcha du possédé avec une foi inébranlable dans le Seigneur Ressuscité. L’esprit du mal commenca à s’agiter.
« Je te bannis...esprit impur...par Dieu qui a créé toutes choses par Sa Parole et par Notre Seigneur Jésus Christ...crains, fuis, quitte le serviteur de Dieu Athanase...va-t-en vers les lieux secs, désertés et incultes... »
Et c’est ce qui arriva. Comme si quelque chose était sorti de la bouche d’Athanase. L’occupant indésirable disparut comme la fumée se dissipe. Les mots sortis de la bouche du Père théophore Sabas frappèrent le démon comme une épée de feu. Instantanément le novice fut calme et paisible, poussant un soupir de soulagement. Rempli d’une joie et d’une reconnaissance sans mesure, il tomba aux pieds du Père, les embrassant et les baignant de ses larmes.
« Ô saint de Dieu, tu m’as sauvé, tu m’as ôté un terrible poids. Merci ! Tu m’as délivré du terrible serpent. Gloire à Toi mon Dieu ! »
Athanase séjourna avc son médecin plusieurs jours. Sur son conseil, il partit ensuite pour le skite de Koutloumousiou où il demeura. Le père Habacuc (c’est le nom qu’il reçut en étant tonsuré) se distingua parmi les Pères pour son austère vie ascétique. Il n’oublia jamais l’Ancien qui l’avait sauvé de la puissance du démon.
L’ANGE FAUX
Parmi les fils spirituels du Père Sabas se trouvait un diacre roumain. Il était encore jeune et vivait dans le désert environnant le petit skite Sainte Anne.
« Mon père », dit un jour le diacre au père Sabas avec une expression de tristesse, « je t’implore de ne pas oublier de commémorer ma mère à la Liturgie aujourd’hui. Elle est morte il y a trois jours. »
Dans l’esprit du Père Sabas, ces mots semblaient indiquer une victoire du démon. L’ancien, qui possédait beaucoup de discernement, fut troublé. Là, pensa-t-il, l’ennemi est en train de faire quelque chose de méchant. Le rusé ! Il ne recule devant rien pour tromper et enténébrer la création de Dieu. Sans rien faire paraître, il s’efforça d’en savoir un peu plus long .
« Raconte-moi cela mon enfant. Demain, ce sera le troisième jour après le repos de ta mère. C’est-à-dire qu’elle est morte avant- hier. Elle est morte en Roumanie. Comment as-tu pu être au courant en deux jours ? »
Il y eut un petit silence.
« Comment ? Comment je l’ai su ? », commença le diacre timidement, eh bien, il me l’a dit...
-Qui te l’a dit ?
-Mon ange gardien me l’a dit
-Ton ange gardien ? Tu l’as vu ?
Cela fait deux ans déjà. Il m’apparaît et se joint avec moi dans la prière. Nous chantons l’Acathiste ensemble et nous faisons les prosternations puis nous avons des conversations spirituelles... » Ces « deux années » désolèrent beaucoup le Père Savva. Deux années de tromperies démoniaques ne sont pas une mince affaire. Permettre à l’ennemi de travailler pour votre destruction pendant deux ans sans être dérangé est en vérité désolant.
« Et pourquoi mon enfant ne m’as-tu rien dit de tout cela pendant tout ce temps ?
-L’ange m’a dit que ce n’était pas nécéssaire ». Le Père Savva comprit qu’il avait affaire à une grande difficulté. D’abord il lui faudrait persuader le pauvre diacre que ce n’était pas son ange qui lui apparaissait et ensuite il faudrait être prêt à affronter la rage du démon. « Seigneur Jésus Christ, aie pitié de nous et sauve nous », pensa-t-il en secret et avec ferveur.
« Mon enfant, es-tu sûr que c’est un ange qui t’es apparu ?
-Absolument certain, Père. Nous prions réellement ensemble et faisons des milliers de prosternations chaque jour. Nous parlons de la vie future et du paradis. C’est bien mon ange gardien ! »
Le diacre semblait bien certain de son opinion. Par ailleurs il avait une grande confiance en son ancien et ceci l’incita à réfléchir à nouveau. « Mais, dit-il, comment est-ce qu’un démon pourrait encourager la prière ? Le démon combat ceux qui prient ». Finalement, ils tombèrent d’accord de tester l’ange gardien.
« Dès qu’il s’approche à nouveau de toi, demande-lui de dire : « Vierge Marie, réjouis-toi... » Et fais le signe de la Croix.
Mais ce n’était pas si simple. Quand le démon t’a berné pendant deux années entières, alors même tes yeux et tes oreilles sont trompées. Il peut très bien te faire imaginer que tu entends le : « Vierge Marie, réjouis-toi », et que tu vois le signe de la Croix. A la visite suivante, le diacre dit à son confesseur dans une grande assurance intérieure :
« Père, tout a eu lieu comme tu l’as dit. C’est un ange de Dieu, c’est mon ange gardien. Il a dit : Vierge Marie, réjouis-toi, et il a fait le signe de la Croix ».
Le Père Savva comprenait très bien que deux années au service de cet ennemi rusé ne pouvaient être anéanties aussi facilement. Mais bien que le démon connût beaucoup d’astuces, il ne pouvait pas surpasser la sagesse de Dieu qui brillait dans l’Ancien théophore. Celui-ci se tourna vers le diacre :
« Ecoute-moi mon enfant. Fais bien attention, nous allons faire un dernier essai pour éclaircir ce problème. Les anges de Dieu peuvent tout savoir parce que Dieu le leur révèle. Mais les démons ne peuvent pas tout savoir et beaucoup de choses leur sont incompréhensibles. Es-tu d’accord ?
-Je suis d’accord !
-Puisque tu es d’accord, fais donc attention à ce que tu dois faire. A ce moment précis, je vais penser à quelque chose. (Ce fut une pensée contre le diable). Je vais la laisser cachée dans mon esprit. Ce soir, demande à l’ange de te dire ce à quoi j’ai pensé. S’il répond correctement, il vient véritablement de Dieu. Viens alors, et informe-moi ce qui se sera passé.
S’en fut quand le diacre retourné dans sa kalyve, il ressentit une certaine anxiété et un mauvais pressentiment de ce qui pourrait arriver mais en même temps, il s’émerveilla de l’excellente idée de son Ancien. Maintenant, l’affaire va être réglée.
La nuit venue, quand le diacre demanda à l’ange de résoudre le problème, une certaine angoisse parut sur le visage lumineux et il sembla confus.
« Mais, mon Père bien-aimé, toi un homme supérieur, pourquoi dois-tu t’intéresser aux pensées d’un mortel ? Tu t’abaisses toi-même. Ce n’est pas un désir qui mérite qu’on y soit attaché. Préfères-tu que je te montre ce soir, l’enfer, le paradis, la gloire de la Mère de Dieu ? »
Mais le diacre commençait à soupçonner quelque chose, insista.
« Je dois l’obéissance à mon confesseur. Dis-moi à quoi pensa- t-il ? » L’ange tenta de changer de sujet, mais le diacre le ramenait sans cesse à la question. En plus de cela, vouloir échapper à la question n’a pas donné une bonne impression.
« Tu dois me dire ce à quoi mon confesseur pensait. C’est une chose simple, ne sais-tu pas?
-Attention Diacre, ta mauvaise conduite te fera perdre ma bonne volonté.
-Je ne sais pas, je te demande quelque chose de facile. Pour la dernière fois, sais-tu ou non à quoi le Père Savva pensait ? ».
A ce moment l’apparition brillante et lumineuse disparut, révélant une forme effrayante. Elle grinçait les dents et d’une voix semblable à celle d’un animal enragé, elle criait :
« Mauvais Diacre, tu es perdu. Demain à cette heure-ci, tu seras dans le feu de l’enfer! On ve te brûler, on va te détruire !
Après cela, le Diacre resta seul, seul et ruiné. Toute la joie qu’il avait ressentie au cours des deux années qu’avait duré l’apparition ne pouvait pas compenser le malheur présent. Si il n’avait pas été soutenu par les prières de son confesseur, qui veillait en cet instant et suppliait Dieu pour lui, il aurait perdu son âme. Plusieurs heures passèrent avant qu’il ne pût rassembler ses esprits et se tenir debout. Il ne put rester dans sa kalyve. Il ne vit nulle part aucune sécurité, si ce n’est auprès de son confesseur. Tout le temps la menace tonnait dans ses oreilles : « Demain à cette heure tu seras en enfer! » La terreur le transperçait jusqu’au tréfonds de son âme. Il arriva à la kalyve de la Résurrection. Il attrapa le manteau de l’Ancien et ne le lâcha plus. Même quand l’Ancien voulait dormir un petit peu, le Diacre terrifié était à ses côtés.
« Ne t’effraie pas mon enfant. Sois tranquille.
-Comment ne pas m’effrayer, mon Père, quand l’heure viendra ? Ah! L’heure viendra et ils me prendront. Ô mon Christ, sauve-moi! »
Effectivement, à l’heure déteminée, une violente attaque des esprits malins survint. De la bouche du Diacre sortirent des cris de terreur et de désespoir :
« Sauve-moi, mon Père ! Je suis perdu, ils sont en train de me prendre! Sauve-moi ! »
Le Père Savva se prosterna à terre, et avec larmes et peine pria le Seigneur afin qu’il eût pitié de son serviteur et que fussent chassés les esprits malins. Ses supplications entendues, et le malheureux Diacre était sauvé « de la bouche du lion ».
Ainsi se termina cette tragédie, une tragédie très instructive. En vérité, les visions et les apparitions cachent de vrais dangers. Quand on ne révèle pas vraiment notre monde intérieur pendant la confession, l’ennemi peut faire de nous ce qu’il veut. Combien est précieux un vrai confesseur !
L’histoire pourtant n’est pas tout à fait terminée. Avec le termps et avec les instructions du Père Savva, le Diacre est devenu plus calme. Sa vie spirituelle s’est bien développée. Plus tard il fut ordonné Prêtre et se distinguait par sa piété. Néanmoins, ces années d’illusion démoniaque ont laissé des traces gênantes. Le diable avait acquis un certain droit sur lui. Etait-ce gratuitement qu’il lui avait montré de merveilleuses visions ? Cela dit, il est venu très jeune à la Sainte Montagne et a grandi dans un entourage angélique, comme ils disent. Malgré tout cela, il fut troublé toute sa vie par différentes tentations. Tous les Pères spirituels virent en cela une réminiscence des deux années de coopération avec l’ange faux.
À la source de la vie
Comme une terre foisonnant de fleurs et de fruits, l'âme du père Savva était irriguée par les fontaines de l'Esprit qui ne tarissent jamais. Une prière continuelle, une vie d'intense adoration lui attirèrent les eaux de la grâce, tel « l'arbre planté près des eaux courantes, qui donne son fruit en son temps et dont le feuillage ne tombe jamais » (Ps 1, 3).
La nuit presque tout entière, il priait, sacrifiant ainsi son repos sur l'autel de la prière. Il restait debout, droit comme un piquet, tenant en sa main un chapelet de trois cents nœuds. Son esprit s'élevait jusqu'au ciel, glorifiant avec les anges porteurs de lumière la Très-Sainte Trinité. Lorsque la chair faiblissait, toute prête à se rendre au sommeil, elle était matée par des cordes accrochées au plafond et tendues sous ses bras, méthode inventée par ceux qui aiment Dieu et qui veulent rester en veille et demeurer alertes dans le combat pour la prière.
La vie liturgique du père Savva était intense. Il accomplissait chaque jour le mystère pascal dans la Kalyve de la Résurrection. Beaucoup de choses ont été dites sur la grandeur de la vie de prière qui régnait dans cette église. Il y maintenait un ordre parfait, une prévenance et une solennité nonpareilles. Très attentionné à l'égard du saint autel, il évitait de le toucher. « Quel lieu effrayant ! », avait-il coutume de dire.
Lorsqu'il était dans sa cellule, il ressemblait, disait-on, à un moine pauvre, quelque peu insignifiant, à cause de sa petite taille. Mais quand il servait la liturgie, il était auguste, et son visage rayonnait comme celui d'un ange. Au moment du sanctus (« Saint, Saint, Saint, Seigneur Sabaoth »), père Joachim Spetsieris raconte que d'abondantes larmes ruisselaient de ses yeux. Qui peut dire ce que le père contemplait en ces moments-là ?
Souviens-toi, Seigneur
Les torrents de grâce qui jaillissent du sacrifice non sanglant ne sont pas une faveur réservée aux seuls vivants, ils sont une faveur pour les morts aussi. Pour cette raison, les célébrants prient continuellement, tournés vers l'autel : « Souviens-toi, Seigneur, de Ton serviteur », « Accorde la santé à Ton serviteur », « Accorde le repos à l'âme de Ton serviteur ». D'autant plus grands sont leur foi et leur amour, d'autant plus nombreux les noms de ceux pour lesquels ils prient.
Le père Savva faisait ainsi mémoire d'une liste de noms considérable. Il commençait tout seul la Proscomédie (préparation des dons avant la liturgie), et pendant quelque deux ou trois heures, détachant une à une les parcelles de la prosphore, il commémorait les noms continûment. Il devait utiliser à cette fin une très large patène.
« Saint Père », lui disaient les moines, « tu es fatigué, pourquoi lis-tu tant de noms, debout, durant de si longues heures ? ».
– Je ne suis pas fatigué », répondait-il. « Je suis au contraire bien heureux, car ceux que je commémore reçoivent beaucoup de bienfaits, et c'est cela ma joie. »
Il raconta un jour la révélation qu'il reçut de Dieu à propos de ces bienfaits. Il vit un ange qui, ayant pris l'apparence d'un prêtre, lavait les péchés dans le sang de l'agneau.
Avant sa mort, le père Savva eut la bonne idée de consigner cette révélation. En 1925, le père Joachim Spetsieris trouva ce manuscrit et le transcrivit. Voici ce texte.
« À tous ceux qui demandent pourquoi j'étais inspiré de commémorer tant de noms, à chaque liturgie, en détachant autant de parcelles de la prosphore.
» En 1843, nous arrivâmes du monastère d'Iviron à celui de Dionysiou. Nous vécûmes dans le silence au-dessus du monastère, dans le skite dont l'église était dédiée à saint Jacques, le frère du Seigneur, église que mon Ancien, le père Hilarion, me demanda de restaurer depuis ses fondations.
» Le temps vint pour L'Évêque de la consacrer. Le soir, un hiéromoine du monastère cousit les revêtements pour l'autel et pour la table de la Proscomédie et prépara l'huile pour la consécration. Le lendemain matin, après la consécration et la liturgie, l'Évêque dit à mon Ancien : « Je vous en prie, permettez-moi de donner quelques noms au père Savva pour la commémoration, puisqu'il va servir la liturgie pendant quarante jours ». Mon Ancien répondit : « Donnez-lui autant de noms que vous le souhaitez ». L'évêque écrivit soixante-deux noms sur une feuille de papier et fit un petit don au père Stéphane.
» Après avoir fait mémoire de ces noms durant trente-neuf jours, au quarantième jour, appuyé contre le lutrin en attendant mon Ancien pour la liturgie, je m'endormis, et dans mon sommeil, je me vis vêtu de mes habits sacerdotaux, debout devant l'autel sur lequel était posée la patène remplie du sang du Christ. Je vis également le père Stéphane. Il prit sur la table de la Proscomédie la feuille avec les noms, se rendit à la sainte table, et tenant le papier avec les languettes, il le plongea à plusieurs reprises dans la patène pleine du sang du Christ. Chaque fois qu'il l'y trempait, un nom s'effaçait, jusqu'à tant que le papier tout entier fût oblitéré.
» Je m'éveillai alors. Lorsque parut mon Ancien, je lui racontai ce que j'avais vu. Il me dit simplement : « Ne t'ai-je pas demandé de ne pas croire aux rêves ? »
» Passé la liturgie, il ajouta : « Ce n'est pas à cause de ta dignité que les péchés de ces gens étaient remis. C'est par la foi que l'on reçoit le pardon. »
» Voilà pourquoi je commémore tant de noms. »
Que l'exemple du père Savva nous encourage à réfléchir en nous les abondants bienfaits que nous recevons, à travers la Divine Liturgie, du Sacrifice du Golgotha.
Le Grand Carême de 1908 trouva le vieux confesseur bien affaibli. Ses forces physiques l'avaient quitté, son corps dépérissait. Seul le saint autel le gardait vivant. L'archimandrite Gabriel de Dionysiou nous rapporte que le père continua de célébrer chaque jour la liturgie, jusqu'à un âge avancé, goûtant du pain et de la nourriture de carême une seule fois par jour. Cependant, son homme intérieur demeurait vigoureux, la bonté et la douceur qui apparaissaient sur son visage impressionnaient tous ceux qui le voyaient.
L'année 1908, Pâques fut célébré le 23 avril. Le vendredi 14 avril, veille de la Résurrection de Lazare, le vieillard réunit ses faibles forces pour célébrer la Liturgie des Présanctifiés. Il sut que c'était la dernière liturgie qu'il servait, et il était rempli d'une tendre émotion.
Après la liturgie, il s'assit, épuisé, et dit à ses deux disciples Onouphrios et Hilarion : « Approchez et lisez pour moi les prières du Pardon, car je mourrai dans peu de temps ». Il les bénit, prit congé d'eux, leur fit ses dernières recommandations, et parla de leur réunion prochaine dans la cité céleste. Ce fut un moment béni, chargé de pleurs, de silence et de mystère. Avec une paix infinie sur son visage, il anticipa la visite des anges, cependant que ses lèvres louaient sans cesse le Seigneur de la vie et de la mort. À la neuvième heure byzantine, trois heures avant le coucher du soleil, derrière le mont Athos, au milieu des larmes de ses disciples, le parfum des fleurs d'avril, les chants printaniers des oiseaux du désert et l'encens des prières du soir, l'âme de l'Ancien s'envola vers les demeures célestes, vers le monde sans corruption. Il partit, empli de l'espoir de la résurrection, tandis que l'Église rendait gloire à Celui qui vainquit la mort en ressuscitant Lazare, au tombeau depuis quatre jours déjà.
Par les prières de Ton Saint, Seigneur Jésus-Christ,
aie pitié de nous. Amen. (Fin)
Extrait du livre (Contemporary Ascetics of Mont Athos) de l’Archimandrite Chérubin - Vol 2- 1992
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