CHAPITRE IX : L’UTILITE DE LA PENSEE PERMANENTE DE LA MORT.
Ce texte est proposé aux chrétiens orthodoxes qui fréquentent régulièrement les offices de l'Eglise ainsi que les sacrements, qui ont une vie de prière intérieure et qui ont un père spirituel chez qui ils se confessent régulièrement. Pour les autres, nous craignons qu'il provoquera chez eux des réactions négatives et pourraient être peturbés dans leur psyché.
Il pourrait-y avoir des passages difficiles qui, probablement, vont heurter la sensibilité de notre entendement humain. Prière de garder à la mémoire la pensée que Christ est venu sauver ceux qui espèrent en Lui, que la vie a jailli du tombeau et le Seigneur nous l'a accordée par le Saint baptême et les sacrements de l'Eglise.
Le troupeau raisonnable des véritables chrétiens est petit et humble. Il est méprisé et persécuté par les fils orgueilleux de ce monde. Le Seigneur lui commande de ne pas faiblir dans les tribulations, de ne pas les craindre, de ne leur prêter aucune attention, et de se diriger vers le Royaume Céleste promis par la bienveillance de Dieu le Père. Il commande de transformer tous les biens terrestres en aumônes, c'est-à-dire en biens célestes, afin que le trésor même de l'homme, se trouvant au ciel, l'attire là-haut. Il ordonne d'organiser la vie de manière à être toujours prêt à la mort. Qualifiant de nuit la vie sur terre, Il rappelle qu'on ignore à quelle garde de cette nuit la mort viendra, pendant l'enfance, la jeunesse, l'âge mûr ou encore dans l'extrême vieillesse. Le Seigneur menace de mort soudaine celui qui, croyant la fin très éloignée, se permet d'abuser de la vie terrestre et des dons de Dieu.
Les véritables disciples du Christ accomplissent les commandements avec exactitude. L'Apôtre Paul dit de lui-même qu'il est chaque jour à la mort (1Cor.15,31). Celui qui est prêt chaque jour à mourir est chaque jour à la mort. Celui qui dédaigne tous les péchés et le désir même du péché, celui dont la pensée s'est transportée au ciel et y demeure, celui-là est chaque jour à la mort. Celui qui est chaque jour à la mort vit déjà d'une vie éternelle, véritable. (Cf -Saint Macaire le Grand)
« Bien peu de chrétiens, même parmi ceux qui vivent dans les saints monastères, atteignent une telle vie, et parviennent à garder leur pensée au ciel, se transférant quotidiennement dans l'éternité, alors que leur corps vit sur la terre. Toutefois, cet état spirituel est accessible aux chrétiens qui vivent dans le monde. Les soucis terrestres poussent les pensées vers le terrestre, attachent l'homme au temporel et au corruptible, lui ravissent le souvenir de l'éternité. Mais ceci ne doit pas abattre le chrétien. S'il ne peut pas demeurer constamment dans le domaine de l'éternel et du spirituel, il peut au moins se tourner vers lui fréquemment, et se préparer à la mort en se gardant de toute action, parole ou pensée interdite par les commandements du Christ. Il peut s'y préparer par une confession quotidienne (ou en tout cas aussi fréquente que possible) de ses péchés devant son père spirituel, et dans sa chambre intérieure devant Dieu, le seul scrutateur des cœurs. Il peut s'y préparer en s'abstenant des mets et des boissons, des bavardages, des plaisanteries, des rires, des distractions, des réjouissances et des jeux, du luxe exigé par la vanité de ce monde et de toute chose superflue qui rend la pensée de la mort étrangère à l'esprit, et qui présente la vie terrestre comme éternelle. Il peut s'y préparer par des prières venant d'un cœur broyé et humilié, par des larmes, des soupirs, des sanglots. Il peut s'y préparer par des aumônes abondantes, l'oubli des offenses, l'amour pour les ennemis, les bienfaits, la patience dans les tribulations et les tentations terrestres, par lesquelles sont rachetées les tribulations éternelles de l'enfer. Si la mort trouve le chrétien dans cet état spirituel, alors il sera ceint, prêt à accomplir le long parcours de la terre vers le ciel avec une lampe allumée, c'est-à-dire la raison et le comportement éclairés par la Vérité Divine.
Un des moyens de se préparer à la mort est de s’en souvenir et d'y réfléchir. Il est évident par les paroles du Seigneur citées plus haut qu'il s'agit d'un commandement du Seigneur. Souviens-toi de ta fin et tu ne pécheras jamais (Sirah7,36). Les saints moines cultivent avec le plus grand soin cet aspect de leur exploit spirituel. Chez eux, la réflexion sur la mort, couverte par l'ombre de la grâce, se transforme en une contemplation vivante du mystère de la mort, accompagnée d'une prière fervente, de larmes abondantes et de profonds gémissements du cœur. Sans un permanent souvenir de la mort et du jugement de Dieu, ils considèrent comme dangereux le plus haut exploit ascétique, qui pourrait conduire à la présomption.
Saint Antoine le Grand recommande à ses disciples de méditer sur la mort : « En examinant les incertitudes qui pèsent sur la vie humaine et l'obscurité qui entoure sa fin, nous nous éloignons du péché. Quand nous nous levons du sommeil, nous ignorons si nous atteindrons le soir. Quand nous nous apprêtons à accorder du repos à notre corps, nous ne savons pas plus si nous verrons la lumière du jour qui suit. En méditant ainsi sur notre vie incertaine et sur notre nature fragile, nous en arrivons à reconnaître que c'est la providence divine qui nous gouverne. C'est alors que nous cessons de pécher et de nous laisser entraîner par les circonstances vaines et corruptibles, de nous fâcher contre autrui, d'amasser des trésors terrestres. Nous dédaignons tout ce qui est corruptible par crainte du départ d'ici-bas qui peut survenir à tout moment, et par une constante réflexion sur la séparation de notre âme d'avec notre corps. Alors cesse l'amour pour le sexe féminin, le feu de l'adultère s'éteint, nous nous pardonnons mutuellement nos offenses, gardant en permanence sous les yeux la rétribution définitive. La peur du jugement et la crainte des souffrances anéantissent les trompeuses convoitises de la chair et l'âme se sent alors soutenue si elle incline vers la chute ».
Saint Isaac le Syrien dit: « Qui est digne d'être appelé raisonnable ? Celui qui, en comprenant que cette vie a un terme, peut mettre fin à ses péchés. La première pensée que Dieu envoie par amour pour l'homme, c'est la pensée du départ ; elle tombe dans son cœur et conduit l'âme vers la vie éternelle. Cette pensée est suivie tout naturellement du mépris du monde. Elle est le principe de tout bon mouvement qui instruit l'homme dans la connaissance de la vie. La puissance divine, qui cherche à aider l'homme en lui manifestant la vie, dépose en lui cette pensée comme fondement, comme nous l'avons dit. Si l'homme ne l'éteint pas par les soucis du monde et les vaines conversations, mais la cultive au contraire dans l'hésychia, en se concentrant sur lui-même, alors elle le conduira vers une vision profonde que la parole ne peut exprimer. Satan hait par-dessus tout cette pensée, et il met tout sa force à l'extirper de l'homme. Si cela était possible, il lui donnerait les royaumes du monde entier, uniquement pour le distraire de cette pensée. C'est avec plaisir qu'il le ferait ! Comme c'est insidieux ! Il sait que si la pensée de la mort s'enracine dans l'homme, son esprit quitte le pays du leurre et les ruses démoniaques ne s'approchent plus de lui. Ne croyez pas que nous parlons ici de la première pensée qui réveille en nous le souvenir de la mort : nous parlons de la chose dans toute son ampleur, qui a lieu lorsque le souvenir et la méditation de la mort nous affermissent et nous étonnent en permanence. La première pensée est charnelle, la seconde est une vision spirituelle et une grâce merveilleuse. Cette vision est revêtue de pensées lumineuses. Celui qui l'expérimente ne prête aucune attention au monde et ne se préoccupe pas de son corps (...) Quand tu t'approches de ta couche, dis-lui: ô, ma couche ! Ne deviendras-tu pas cette nuit mon cercueil? N'est-ce pas le sommeil éternel au lieu du sommeil temporel qui viendra vers moi ? Tant que tu as des jambes, cours vers l'action, avant qu'elles ne soient liées par des liens qu'on ne peut détacher Tant que tu as des doigts, étends-les pour la prière avant que la mort n'arrive ! Tant que tu as des yeux, remplis-les de larmes avant que la terre ne les recouvre ! La rose se fane dès que le vent souffle sur elle, et toi, tu meurs dès qu'un de tes organes est ébranlé. Ô, homme! Enracine dans ton cœur la pensée de ton départ et dis-toi constamment : le messager qui vient me chercher est à la porte. Pourquoi suis-je assis ? Le départ pour l'éternité est sans retour ».
Dans le sixième degré de l'Echelle Sainte, Saint Jean Climaque dit : « Comme le pain est le plus nécessaire de tous les aliments, la pensée de la mort est le plus nécessaire de tous les exercices. Le souvenir de la mort incite ceux qui vivent en communauté à s'appliquer aux labeurs, aux mortifications, et surtout aux humiliations. A ceux qui vivent loin du bruit, il procure le rejet de toute préoccupation, la prière continuelle et la garde de l'intellect. Mais ces trois choses sont à la fois les mères et les filles de la pensée de la mort. La pensée intense de la mort conduit à restreindre la nourriture et, quand la nourriture est restreinte avec humilité, les passions sont également retranchées. Les pères déclarent que l'amour parfait est exempt de toute chute; de même, je puis assurer que la parfaite conscience de la mort est exempte de toute crainte. On dit que la mer est insondable et on rappelle abîme sans fond. De même, la pensée de la mort amène la pureté et l'activité de l'âme à un état d'incorruptibilité. Il est impossible, tout à fait impossible de passer le jour présent dans la piété si nous ne le considérons pas comme le dernier de notre vie. Soyons pleinement assurés que la pensée de la mort est un don de Dieu qui vient s'ajouter à tous Ses autres bienfaits. Sinon, comment expliquer que nous restions souvent sans larmes et secs auprès des tombeaux, alors qu'il nous arrive souvent d'être touchés de componction loin de cette contemplation ? »
Barsanuphe le Grand affirme que l'homme qui retranche en tout sa volonté, en gardant le cœur humble et la mort constamment devant les yeux peut être sauvé par la grâce de Dieu. Où qu'il soit, la crainte ne s'emparera pas de lui. Une telle personne, oubliant ce qui est en arrière, se porte vers ce qui est en avant (Phil.3,13). « Que le souvenir de la venue de la mort dont l'heure n'est connue par aucun homme fortifie ta pensée. Efforçons-nous de faire le bien avant de partir de cette vie ! Nous ignorons quel jour nous serons appelés. Pourvu que nous ne demeurions pas sans préparation et ne nous retrouvions pas en dehors de la salle des noces avec les cinq vierges folles qui avaient pris leur lampe sans y avoir mis de l'huile ! ». « Comprends que le temps ne tarde pas et que lorsque l'heure arrive, le messager de la mort est impitoyable ! Qui se serait fait entendre de lui après l'avoir imploré ? Il est le vrai serviteur du véritable Maître dont il accomplit les ordres avec exactitude. Craignons ce jour et cette heure terrible où ne pourront nous défendre ni un frère, ni un parent, ni les autorités, ni le pouvoir, ni la richesse, ni la gloire. Seuls l'homme et son œuvre seront présents ». « Il est bon pour l'homme de se souvenir de la mort afin de bien savoir qu'il est mortel. Le mortel n'est pas éternel, il abandonnera obligatoirement ce siècle. Par le souvenir incessant de la mort, l'homme commence à faire le bien volontairement ».
Saint Philothée du Sinaï conseille à l'athlète du Christ de passer toute la matinée dans une longue prière vigilante puis, après avoir s'être quelque peu substanté de consacrer un certain temps au souvenir et à la réflexion sur la mort. Citant ce père, Saint Nil de la Sora recommande également de passer le temps qui Suit le repas à réfléchir sur la mort et le Jugement. L'enseignement des pères, issu de leur bienheureuse expérience, est utile et nécessaire pour tous ceux qui désirent se libérer de ce trompeur et séduisant état dans lequel l'homme croit qu'il est éternel sur la terre, et que la mort concerne seulement les autres. Quand l'athlète du Christ s'est quelque peu exercé au souvenir de la mort, le Seigneur miséricordieux lui envoie un sentiment vivant de la mort et lui vient en aide dans sa prière. Il l'entraîne par avance au terrible jugement du Christ et l'homme se met à supplier le Seigneur ami des hommes pour le pardon de ses péchés, pardon qu'il reçoit. C'est pourquoi Saint Jean Climaque dit : « la prière est la cour de justice, la salle du jugement et le tribunal du Seigneur avant le jugement futur » (28,1).
Saint Philothée du Sinaï témoigne du fait que la pensée de la mort (c'est ainsi que les pères qualifient le souvenir et la méditation sur la mort) purifie l'esprit et le corps : « Captivé en esprit et non par la vue, je voulais l'acquérir comme compagne pour toute la durée, de cette vie terrestre, étant devenu admirateur de sa beauté et de sa grandeur. Comme elle est humble, joyeusement triste, prudente ! Comme elle craint constamment la future et juste épreuve ! Comme elle craint de remettre jour après jour la vie vertueuse I Elle répand sur les yeux charnels une eau vivifiante et salutaire, et sur les yeux de l'âme une source d'où jaillissent les pensées les plus sages qui bondissent et régénèrent le jugement. Cette fille d'Adam, la pensée de la mort, comme j'avais soif de l'avoir comme compagne, de m'endormir avec elle, de m'entretenir avec elle pour explorer ce qui adviendra de moi après m'être séparé de mon corps I » « La pensée de la mort constante et vivante donne naissance à des pleurs unis à la joie et à la douceur, ainsi qu'à la vigilance de l'intellect ».
Saint Philothée dit encore : « Celui qui sait racheter sa vie avec sagesse, qui demeure constamment dans le souvenir de la mort, y réfléchissant sans trêve, et détournant ainsi avec grande
sagesse son esprit des passions, celui-là voit plus clairement la venue des pensées démoniaques que celui qui veut passer sa vie hors de la pensée de la mort et purifier son cœur par la raison seule, sans garder sa pensée par les pleurs et la tristesse. Celui qui prétend vaincre toutes les passions pernicieuses par l'ingéniosité de son intellect est lié sans le savoir par la pire d'entre elles et s'éloigne souvent de Dieu par la présomption. Cet homme doit être rigoureusement attentif à lui-même afin de ne pas s'enorgueillir et perdre la raison. ll est habituel aux âmes qui amassent des connaissances ici et là de se prévaloir devant ceux qui leur semblent être les plus petits. Il n'y a pas en eux la moindre étincelle d'amour instructif, me semble-t-il. Au contraire, celui qui possède la pensée de la mort voit plus clairement que les autres l'invasion des démons, et les chasse ».
Le même dit encore: « En vérité, la pensée vivante de la mort abrite en elle de nombreuses vertus : elle est la mère des pleurs, elle incite à s'abstenir de tout, elle est le souvenir de la géhenne, la mère de la prière et des larmes, elle anéantit la passion pour le corruptible en montrant sa précarité, elle est la source de l'ingéniosité unie à la sagesse. Leurs enfants sont la crainte de Dieu, la purification du cœur des pensées passionnelles, la mise en pratique des commandements ».
Saint Hésychius de Jérusalem considère le souvenir continuel de la mort comme un type particulier de vigilance. Il le compare au gardien des portes de l'âme qui empêche l'entrée des pensées malignes. Il dit qu'il faut si possible se souvenir constamment de la mort. Un tel souvenir conduit à déposer soucis et vanités, et engendre la garde de l'intellect et la prière incessante (homélie sur la vigilance).
Le souvenir permanent de la mort est une grâce merveilleuse, l'apanage des saints, et tout particulièrement de ceux qui se sont adonnés à un repentir scrupuleux lié à une hésychia inaltérable. Ce n'est que dans l'hésychia que mûrissent et fleurissent les plus hautes vertus, de même qu'il faut des serres pour cultiver les plantes les plus rares et les plus précieuses. Nous aussi, faibles et passionnels, nous devons nous forcer à nous souvenir de la mort, contraindre nos cœurs à y penser, même si une telle réflexion répugne à ceux qui aiment le péché et le monde. Pour mener à bien cet effort, les saints pères recommandent de se fixer chaque jour une heure précise, exempte de tout soucis, pour la consacrer au souvenir effrayant et salutaire de l'inévitable mort. Même si mourir est inévitable pour chaque homme, les débuts de cette ascèse sont difficiles et on peine pour n'obtenir qu'un froid souvenir de la mort (ce qui atteste au passage notre état de chute). La constante distraction des pensées et le ténébreux oubli ravissent perpétuellement le souvenir de la mort chez ceux qui se livrent à cet exercice. Plus tard, d'autres actions contraires font leur apparition : des affaires urgentes et des préoccupations surviennent justement à l'heure que nous avions fixée pour nous soucier de la vie éternelle, afin de nous voler cette heure et de nous dérober petit à petit le souvenir même de cette pratique des plus salutaires. Mais si nous comprenons l'astuce des pouvoirs aériens, si nous nous astreignons à cette ascèse, alors nous observerons en nous un autre combat : les pensées de doute sur l'efficacité et l'utilité de notre effort, des pensées de blasphème et de moquerie cherchant à le rendre étrange, stupide, risible, des pensées de fausse humilité qui nous suggèrent de nous démarquer des autres hommes dans notre comportement. Si, par la grande miséricorde de Dieu, nous sortons vainqueurs de ce combat, la crainte produite par le souvenir de la mort s'avérera extrêmement pénible pour notre « vieil homme », car elle nous montrera concrètement notre mort. L'esprit et l'imagination seront terrorisés. Un tremblement glacial traversera le corps, le secouera, l'affaiblira. Le cœur ressentira une insupportable angoisse mêlée de désespoir. Il ne faut pas rejeter cet état ni en redouter d'éventuelles conséquences pernicieuses. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit : « Pour celui qui commence une vie en Dieu, la crainte des souffrances et les douleurs qu'elle fait naître sont utiles. Celui qui rêve de débuter son ascèse sans une telle douleur et sans entraves, non seulement bâtit son effort sur le sable, mais ressemble à celui qui veut bâtir dans l'air, sans fondation, ce qui est impossible. De cette douleur naît bientôt une joie plurielle; Par ces entraves sont déchirés les liens de tous les péchés et de toutes les passions. Le tyran devient la cause non de la mort mais de la vie éternelle. Celui qui acceptera la douleur qui naît de la crainte des souffrances éternelles, plutôt que de s'enfuir, s'en remettra à elle dans la volonté de son cœur et en assumera les liens. Il avancera plus vite et elle le présentera au Roi des rois. Quand cela sera accompli, l'athlète verra en partie la gloire de Dieu, ses liens seront immédiatement défaits, la crainte douloureuse s'éloignera, la douleur du cœur se transformera en joie, une source naîtra qui répandra des larmes sensibles coulant sans discontinuer comme une rivière. Dans l'âme apparaîtront le calme, la mansuétude, une douleur indicible, le courage qui tend librement et sans entraves vers l'obéissance aux commandements de Dieu ».
Il est clair qu'un tel changement se produit dans le cœur par la grâce d'un espoir de salut. Alors, dans cette réflexion sur la mort, la joie se mêle à la tristesse, les larmes amères s'adoucissent. L'homme qui pleurait en se souvenant de la mort comme d'un châtiment pleure maintenant en la voyant comme un retour à une inestimable patrie. Tel est le fruit de la pensée de la mort. Ayant compris l'importance de ce fruit, il faut avoir le courage de le cultiver et de surmonter les obstacles par un effort raisonnable et constant. Il faut croire que ce fruit sera donné en temps voulu par la grâce et la miséricorde de Dieu. Le souvenir de la mort et des craintes qui l'accompagnent et la suivent, uni à une prière fervente et aux pleurs sur soi-même, peut remplacer tous les exploits spirituels, embrasser toute la vie de l'homme, lui procurer la pureté du cœur, attirer en lui la grâce de l'Esprit Saint, et lui accorder la libre ascension vers le ciel, en évitant les pouvoirs aériens.
Avant d'atteindre ce bienheureux état de prière, avant que l'intellect ne contemple le trépas à venir et ne craigne la mort comme la créature doit craindre la menace accompagnant le commandement du Créateur, il est utile de susciter en soi-même le souvenir de la mort en visitant les cimetières et les malades, en assistant au décès ou à l'inhumation de ses proches. Il est bon d'examiner et de se remémorer fréquemment les morts récentes auxquelles nous avons assisté. Combien de nos connaissances qui aimaient cette vie terrestre et en goûtaient la prospérité, qui souhaitaient vivre longtemps, qui n'étaient nullement âgées, ont été brusquement fauchées par la mort ! Aucune d'elles n'a pu dire à la mort: Attends ! Eloigne-toi Je ne veux pas encore mourir !». Certains n'eurent même pas le temps de prendre des dispositions, ils furent ravis au milieu d'un joyeux festin, d'un repas somptueux. D'autres moururent en route ou se noyèrent, se donnèrent la mort ou furent tués. Quelques uns furent dévorés par des bêtes, d'autres se mirent au lit pour accorder à leur corps un bref repos et s'endormirent du sommeil éternel. Regardons autour de nous. Combien de proches, d'amis ou de connaissances quittèrent-notre société, pris par la mort ! Les gens célèbres laissèrent la gloire, le pouvoir et les honneurs, les riches abandonnèrent l'argent et les biens amassés avec peine et gardés avec grande parcimonie. La mort sépare les parents de leur famille, l'époux de l'épouse, l'ami de son ami. Elle frappe le génie dans ses grandes entreprises, elle prive la société de son membre le plus utile à un moment où elle en avait le plus besoin. Personne ne peut l'arrêter ou lui résister, personne ne peut lui demander des comptes sur ses desseins si inconciliables avec la raison humaine. Qu'est-ce qui n'est pas vain sur la terre. Qu'est-ce qui n'est pas instable, qu'est-ce qui a une quelconque constance ? En vérité, seule la vie en Christ se prolonge au-delà des frontières de la tombe et trouve son épanouissement et sa beauté lumineuse après la mort du corps. Tout le reste est plus faible que l'ombre, trompeur comme les rêves... Par la corruption la mort détruit en une heure, en un instant les travaux de toute une vie (Cf. la 7ème homélie de Saint Nil de la Sora)..
La mort soudaine ne frappe que ceux qui négligent leur salut. Ceci est annoncé par le Seigneur Lui-même (Luc12,46). « Dieu, dit Saint Barsanuphe le Grand à un moine qui redoutait une mort soudaine et prématurée, ne prendra pas l'âme de l'ascète qui combat les passions sans l'avoir d'abord conduit jusqu'au niveau de l'homme parfait ».
Ayant compris la brièveté de notre vie, la vanité des biens terrestres et des honneurs, ayant perçu l'avenir terrible de ceux qui ont dédaigné le Rédempteur et la Rédemption en s'offrant entièrement au péché et à la corruption, détournons les yeux de notre âme de la vision trompeuse et séduisante des beautés du monde, qui attirent les faibles cœurs humains dans leurs filets ! Contemplons le terrible et salutaire spectacle de la mort qui nous guette ! Pleurons d'avance sur nous-mêmes ! Lavons et purifions par les larmes et la confession les péchés inscrits dans les livres du prince de ce monde ! Acquerrons le sceau de la grâce de l'Esprit Saint, signe d'élection et de salut, indispensable pour cheminer sereinement dans les airs et pour accéder aux demeures célestes ! Employons la richesse injuste, comme dit l'Evangile, c'est-à-dire les richesses terrestres, à acquérir des trésors célestes par une distribution abondante d'aumônes. Employons ce grand don de Dieu qu'est notre vie terrestre à accomplir le dessein du Seigneur : la recherche de la connaissance de soi-même et de Dieu, et la préparation de notre destin éternel ! Ne perdons pas notre temps, employons-le efficacement ! Il ne nous sera pas accordé une seconde fois. Sa perte est irremplaçable. Nous sommes des exilés du Paradis ! Ce n'est pas pour des réjouissances, des solennités, ou des jeux que nous nous trouvons sur terre, mais pour tuer la mort qui nous a tués et, par la foi, le repentir et la croix, reconquérir le Paradis perdu.
Que le Seigneur miséricordieux accorde aux lecteurs de cette homélie et à son auteur le souvenir de la mort pendant leur vie terrestre ! Par la pensée de la mort et le renoncement à tout ce qui est vain, par une vie tendue vers l'éternité, qu'Il éloigne de nous, une fois l'heure venue, la férocité de la mort; que celle-ci nous fasse pénétrer dans une vie bienheureuse, éternelle et véritable ! Amen. (fin)
Les véritables disciples du Christ accomplissent les commandements avec exactitude. L'Apôtre Paul dit de lui-même qu'il est chaque jour à la mort (1Cor.15,31). Celui qui est prêt chaque jour à mourir est chaque jour à la mort. Celui qui dédaigne tous les péchés et le désir même du péché, celui dont la pensée s'est transportée au ciel et y demeure, celui-là est chaque jour à la mort. Celui qui est chaque jour à la mort vit déjà d'une vie éternelle, véritable. (Cf -Saint Macaire le Grand)
« Bien peu de chrétiens, même parmi ceux qui vivent dans les saints monastères, atteignent une telle vie, et parviennent à garder leur pensée au ciel, se transférant quotidiennement dans l'éternité, alors que leur corps vit sur la terre. Toutefois, cet état spirituel est accessible aux chrétiens qui vivent dans le monde. Les soucis terrestres poussent les pensées vers le terrestre, attachent l'homme au temporel et au corruptible, lui ravissent le souvenir de l'éternité. Mais ceci ne doit pas abattre le chrétien. S'il ne peut pas demeurer constamment dans le domaine de l'éternel et du spirituel, il peut au moins se tourner vers lui fréquemment, et se préparer à la mort en se gardant de toute action, parole ou pensée interdite par les commandements du Christ. Il peut s'y préparer par une confession quotidienne (ou en tout cas aussi fréquente que possible) de ses péchés devant son père spirituel, et dans sa chambre intérieure devant Dieu, le seul scrutateur des cœurs. Il peut s'y préparer en s'abstenant des mets et des boissons, des bavardages, des plaisanteries, des rires, des distractions, des réjouissances et des jeux, du luxe exigé par la vanité de ce monde et de toute chose superflue qui rend la pensée de la mort étrangère à l'esprit, et qui présente la vie terrestre comme éternelle. Il peut s'y préparer par des prières venant d'un cœur broyé et humilié, par des larmes, des soupirs, des sanglots. Il peut s'y préparer par des aumônes abondantes, l'oubli des offenses, l'amour pour les ennemis, les bienfaits, la patience dans les tribulations et les tentations terrestres, par lesquelles sont rachetées les tribulations éternelles de l'enfer. Si la mort trouve le chrétien dans cet état spirituel, alors il sera ceint, prêt à accomplir le long parcours de la terre vers le ciel avec une lampe allumée, c'est-à-dire la raison et le comportement éclairés par la Vérité Divine.
Un des moyens de se préparer à la mort est de s’en souvenir et d'y réfléchir. Il est évident par les paroles du Seigneur citées plus haut qu'il s'agit d'un commandement du Seigneur. Souviens-toi de ta fin et tu ne pécheras jamais (Sirah7,36). Les saints moines cultivent avec le plus grand soin cet aspect de leur exploit spirituel. Chez eux, la réflexion sur la mort, couverte par l'ombre de la grâce, se transforme en une contemplation vivante du mystère de la mort, accompagnée d'une prière fervente, de larmes abondantes et de profonds gémissements du cœur. Sans un permanent souvenir de la mort et du jugement de Dieu, ils considèrent comme dangereux le plus haut exploit ascétique, qui pourrait conduire à la présomption.
Saint Antoine le Grand recommande à ses disciples de méditer sur la mort : « En examinant les incertitudes qui pèsent sur la vie humaine et l'obscurité qui entoure sa fin, nous nous éloignons du péché. Quand nous nous levons du sommeil, nous ignorons si nous atteindrons le soir. Quand nous nous apprêtons à accorder du repos à notre corps, nous ne savons pas plus si nous verrons la lumière du jour qui suit. En méditant ainsi sur notre vie incertaine et sur notre nature fragile, nous en arrivons à reconnaître que c'est la providence divine qui nous gouverne. C'est alors que nous cessons de pécher et de nous laisser entraîner par les circonstances vaines et corruptibles, de nous fâcher contre autrui, d'amasser des trésors terrestres. Nous dédaignons tout ce qui est corruptible par crainte du départ d'ici-bas qui peut survenir à tout moment, et par une constante réflexion sur la séparation de notre âme d'avec notre corps. Alors cesse l'amour pour le sexe féminin, le feu de l'adultère s'éteint, nous nous pardonnons mutuellement nos offenses, gardant en permanence sous les yeux la rétribution définitive. La peur du jugement et la crainte des souffrances anéantissent les trompeuses convoitises de la chair et l'âme se sent alors soutenue si elle incline vers la chute ».
Saint Isaac le Syrien dit: « Qui est digne d'être appelé raisonnable ? Celui qui, en comprenant que cette vie a un terme, peut mettre fin à ses péchés. La première pensée que Dieu envoie par amour pour l'homme, c'est la pensée du départ ; elle tombe dans son cœur et conduit l'âme vers la vie éternelle. Cette pensée est suivie tout naturellement du mépris du monde. Elle est le principe de tout bon mouvement qui instruit l'homme dans la connaissance de la vie. La puissance divine, qui cherche à aider l'homme en lui manifestant la vie, dépose en lui cette pensée comme fondement, comme nous l'avons dit. Si l'homme ne l'éteint pas par les soucis du monde et les vaines conversations, mais la cultive au contraire dans l'hésychia, en se concentrant sur lui-même, alors elle le conduira vers une vision profonde que la parole ne peut exprimer. Satan hait par-dessus tout cette pensée, et il met tout sa force à l'extirper de l'homme. Si cela était possible, il lui donnerait les royaumes du monde entier, uniquement pour le distraire de cette pensée. C'est avec plaisir qu'il le ferait ! Comme c'est insidieux ! Il sait que si la pensée de la mort s'enracine dans l'homme, son esprit quitte le pays du leurre et les ruses démoniaques ne s'approchent plus de lui. Ne croyez pas que nous parlons ici de la première pensée qui réveille en nous le souvenir de la mort : nous parlons de la chose dans toute son ampleur, qui a lieu lorsque le souvenir et la méditation de la mort nous affermissent et nous étonnent en permanence. La première pensée est charnelle, la seconde est une vision spirituelle et une grâce merveilleuse. Cette vision est revêtue de pensées lumineuses. Celui qui l'expérimente ne prête aucune attention au monde et ne se préoccupe pas de son corps (...) Quand tu t'approches de ta couche, dis-lui: ô, ma couche ! Ne deviendras-tu pas cette nuit mon cercueil? N'est-ce pas le sommeil éternel au lieu du sommeil temporel qui viendra vers moi ? Tant que tu as des jambes, cours vers l'action, avant qu'elles ne soient liées par des liens qu'on ne peut détacher Tant que tu as des doigts, étends-les pour la prière avant que la mort n'arrive ! Tant que tu as des yeux, remplis-les de larmes avant que la terre ne les recouvre ! La rose se fane dès que le vent souffle sur elle, et toi, tu meurs dès qu'un de tes organes est ébranlé. Ô, homme! Enracine dans ton cœur la pensée de ton départ et dis-toi constamment : le messager qui vient me chercher est à la porte. Pourquoi suis-je assis ? Le départ pour l'éternité est sans retour ».
Dans le sixième degré de l'Echelle Sainte, Saint Jean Climaque dit : « Comme le pain est le plus nécessaire de tous les aliments, la pensée de la mort est le plus nécessaire de tous les exercices. Le souvenir de la mort incite ceux qui vivent en communauté à s'appliquer aux labeurs, aux mortifications, et surtout aux humiliations. A ceux qui vivent loin du bruit, il procure le rejet de toute préoccupation, la prière continuelle et la garde de l'intellect. Mais ces trois choses sont à la fois les mères et les filles de la pensée de la mort. La pensée intense de la mort conduit à restreindre la nourriture et, quand la nourriture est restreinte avec humilité, les passions sont également retranchées. Les pères déclarent que l'amour parfait est exempt de toute chute; de même, je puis assurer que la parfaite conscience de la mort est exempte de toute crainte. On dit que la mer est insondable et on rappelle abîme sans fond. De même, la pensée de la mort amène la pureté et l'activité de l'âme à un état d'incorruptibilité. Il est impossible, tout à fait impossible de passer le jour présent dans la piété si nous ne le considérons pas comme le dernier de notre vie. Soyons pleinement assurés que la pensée de la mort est un don de Dieu qui vient s'ajouter à tous Ses autres bienfaits. Sinon, comment expliquer que nous restions souvent sans larmes et secs auprès des tombeaux, alors qu'il nous arrive souvent d'être touchés de componction loin de cette contemplation ? »
Barsanuphe le Grand affirme que l'homme qui retranche en tout sa volonté, en gardant le cœur humble et la mort constamment devant les yeux peut être sauvé par la grâce de Dieu. Où qu'il soit, la crainte ne s'emparera pas de lui. Une telle personne, oubliant ce qui est en arrière, se porte vers ce qui est en avant (Phil.3,13). « Que le souvenir de la venue de la mort dont l'heure n'est connue par aucun homme fortifie ta pensée. Efforçons-nous de faire le bien avant de partir de cette vie ! Nous ignorons quel jour nous serons appelés. Pourvu que nous ne demeurions pas sans préparation et ne nous retrouvions pas en dehors de la salle des noces avec les cinq vierges folles qui avaient pris leur lampe sans y avoir mis de l'huile ! ». « Comprends que le temps ne tarde pas et que lorsque l'heure arrive, le messager de la mort est impitoyable ! Qui se serait fait entendre de lui après l'avoir imploré ? Il est le vrai serviteur du véritable Maître dont il accomplit les ordres avec exactitude. Craignons ce jour et cette heure terrible où ne pourront nous défendre ni un frère, ni un parent, ni les autorités, ni le pouvoir, ni la richesse, ni la gloire. Seuls l'homme et son œuvre seront présents ». « Il est bon pour l'homme de se souvenir de la mort afin de bien savoir qu'il est mortel. Le mortel n'est pas éternel, il abandonnera obligatoirement ce siècle. Par le souvenir incessant de la mort, l'homme commence à faire le bien volontairement ».
Saint Philothée du Sinaï conseille à l'athlète du Christ de passer toute la matinée dans une longue prière vigilante puis, après avoir s'être quelque peu substanté de consacrer un certain temps au souvenir et à la réflexion sur la mort. Citant ce père, Saint Nil de la Sora recommande également de passer le temps qui Suit le repas à réfléchir sur la mort et le Jugement. L'enseignement des pères, issu de leur bienheureuse expérience, est utile et nécessaire pour tous ceux qui désirent se libérer de ce trompeur et séduisant état dans lequel l'homme croit qu'il est éternel sur la terre, et que la mort concerne seulement les autres. Quand l'athlète du Christ s'est quelque peu exercé au souvenir de la mort, le Seigneur miséricordieux lui envoie un sentiment vivant de la mort et lui vient en aide dans sa prière. Il l'entraîne par avance au terrible jugement du Christ et l'homme se met à supplier le Seigneur ami des hommes pour le pardon de ses péchés, pardon qu'il reçoit. C'est pourquoi Saint Jean Climaque dit : « la prière est la cour de justice, la salle du jugement et le tribunal du Seigneur avant le jugement futur » (28,1).
Saint Philothée du Sinaï témoigne du fait que la pensée de la mort (c'est ainsi que les pères qualifient le souvenir et la méditation sur la mort) purifie l'esprit et le corps : « Captivé en esprit et non par la vue, je voulais l'acquérir comme compagne pour toute la durée, de cette vie terrestre, étant devenu admirateur de sa beauté et de sa grandeur. Comme elle est humble, joyeusement triste, prudente ! Comme elle craint constamment la future et juste épreuve ! Comme elle craint de remettre jour après jour la vie vertueuse I Elle répand sur les yeux charnels une eau vivifiante et salutaire, et sur les yeux de l'âme une source d'où jaillissent les pensées les plus sages qui bondissent et régénèrent le jugement. Cette fille d'Adam, la pensée de la mort, comme j'avais soif de l'avoir comme compagne, de m'endormir avec elle, de m'entretenir avec elle pour explorer ce qui adviendra de moi après m'être séparé de mon corps I » « La pensée de la mort constante et vivante donne naissance à des pleurs unis à la joie et à la douceur, ainsi qu'à la vigilance de l'intellect ».
Saint Philothée dit encore : « Celui qui sait racheter sa vie avec sagesse, qui demeure constamment dans le souvenir de la mort, y réfléchissant sans trêve, et détournant ainsi avec grande
sagesse son esprit des passions, celui-là voit plus clairement la venue des pensées démoniaques que celui qui veut passer sa vie hors de la pensée de la mort et purifier son cœur par la raison seule, sans garder sa pensée par les pleurs et la tristesse. Celui qui prétend vaincre toutes les passions pernicieuses par l'ingéniosité de son intellect est lié sans le savoir par la pire d'entre elles et s'éloigne souvent de Dieu par la présomption. Cet homme doit être rigoureusement attentif à lui-même afin de ne pas s'enorgueillir et perdre la raison. ll est habituel aux âmes qui amassent des connaissances ici et là de se prévaloir devant ceux qui leur semblent être les plus petits. Il n'y a pas en eux la moindre étincelle d'amour instructif, me semble-t-il. Au contraire, celui qui possède la pensée de la mort voit plus clairement que les autres l'invasion des démons, et les chasse ».
Le même dit encore: « En vérité, la pensée vivante de la mort abrite en elle de nombreuses vertus : elle est la mère des pleurs, elle incite à s'abstenir de tout, elle est le souvenir de la géhenne, la mère de la prière et des larmes, elle anéantit la passion pour le corruptible en montrant sa précarité, elle est la source de l'ingéniosité unie à la sagesse. Leurs enfants sont la crainte de Dieu, la purification du cœur des pensées passionnelles, la mise en pratique des commandements ».
Saint Hésychius de Jérusalem considère le souvenir continuel de la mort comme un type particulier de vigilance. Il le compare au gardien des portes de l'âme qui empêche l'entrée des pensées malignes. Il dit qu'il faut si possible se souvenir constamment de la mort. Un tel souvenir conduit à déposer soucis et vanités, et engendre la garde de l'intellect et la prière incessante (homélie sur la vigilance).
Le souvenir permanent de la mort est une grâce merveilleuse, l'apanage des saints, et tout particulièrement de ceux qui se sont adonnés à un repentir scrupuleux lié à une hésychia inaltérable. Ce n'est que dans l'hésychia que mûrissent et fleurissent les plus hautes vertus, de même qu'il faut des serres pour cultiver les plantes les plus rares et les plus précieuses. Nous aussi, faibles et passionnels, nous devons nous forcer à nous souvenir de la mort, contraindre nos cœurs à y penser, même si une telle réflexion répugne à ceux qui aiment le péché et le monde. Pour mener à bien cet effort, les saints pères recommandent de se fixer chaque jour une heure précise, exempte de tout soucis, pour la consacrer au souvenir effrayant et salutaire de l'inévitable mort. Même si mourir est inévitable pour chaque homme, les débuts de cette ascèse sont difficiles et on peine pour n'obtenir qu'un froid souvenir de la mort (ce qui atteste au passage notre état de chute). La constante distraction des pensées et le ténébreux oubli ravissent perpétuellement le souvenir de la mort chez ceux qui se livrent à cet exercice. Plus tard, d'autres actions contraires font leur apparition : des affaires urgentes et des préoccupations surviennent justement à l'heure que nous avions fixée pour nous soucier de la vie éternelle, afin de nous voler cette heure et de nous dérober petit à petit le souvenir même de cette pratique des plus salutaires. Mais si nous comprenons l'astuce des pouvoirs aériens, si nous nous astreignons à cette ascèse, alors nous observerons en nous un autre combat : les pensées de doute sur l'efficacité et l'utilité de notre effort, des pensées de blasphème et de moquerie cherchant à le rendre étrange, stupide, risible, des pensées de fausse humilité qui nous suggèrent de nous démarquer des autres hommes dans notre comportement. Si, par la grande miséricorde de Dieu, nous sortons vainqueurs de ce combat, la crainte produite par le souvenir de la mort s'avérera extrêmement pénible pour notre « vieil homme », car elle nous montrera concrètement notre mort. L'esprit et l'imagination seront terrorisés. Un tremblement glacial traversera le corps, le secouera, l'affaiblira. Le cœur ressentira une insupportable angoisse mêlée de désespoir. Il ne faut pas rejeter cet état ni en redouter d'éventuelles conséquences pernicieuses. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit : « Pour celui qui commence une vie en Dieu, la crainte des souffrances et les douleurs qu'elle fait naître sont utiles. Celui qui rêve de débuter son ascèse sans une telle douleur et sans entraves, non seulement bâtit son effort sur le sable, mais ressemble à celui qui veut bâtir dans l'air, sans fondation, ce qui est impossible. De cette douleur naît bientôt une joie plurielle; Par ces entraves sont déchirés les liens de tous les péchés et de toutes les passions. Le tyran devient la cause non de la mort mais de la vie éternelle. Celui qui acceptera la douleur qui naît de la crainte des souffrances éternelles, plutôt que de s'enfuir, s'en remettra à elle dans la volonté de son cœur et en assumera les liens. Il avancera plus vite et elle le présentera au Roi des rois. Quand cela sera accompli, l'athlète verra en partie la gloire de Dieu, ses liens seront immédiatement défaits, la crainte douloureuse s'éloignera, la douleur du cœur se transformera en joie, une source naîtra qui répandra des larmes sensibles coulant sans discontinuer comme une rivière. Dans l'âme apparaîtront le calme, la mansuétude, une douleur indicible, le courage qui tend librement et sans entraves vers l'obéissance aux commandements de Dieu ».
Il est clair qu'un tel changement se produit dans le cœur par la grâce d'un espoir de salut. Alors, dans cette réflexion sur la mort, la joie se mêle à la tristesse, les larmes amères s'adoucissent. L'homme qui pleurait en se souvenant de la mort comme d'un châtiment pleure maintenant en la voyant comme un retour à une inestimable patrie. Tel est le fruit de la pensée de la mort. Ayant compris l'importance de ce fruit, il faut avoir le courage de le cultiver et de surmonter les obstacles par un effort raisonnable et constant. Il faut croire que ce fruit sera donné en temps voulu par la grâce et la miséricorde de Dieu. Le souvenir de la mort et des craintes qui l'accompagnent et la suivent, uni à une prière fervente et aux pleurs sur soi-même, peut remplacer tous les exploits spirituels, embrasser toute la vie de l'homme, lui procurer la pureté du cœur, attirer en lui la grâce de l'Esprit Saint, et lui accorder la libre ascension vers le ciel, en évitant les pouvoirs aériens.
Avant d'atteindre ce bienheureux état de prière, avant que l'intellect ne contemple le trépas à venir et ne craigne la mort comme la créature doit craindre la menace accompagnant le commandement du Créateur, il est utile de susciter en soi-même le souvenir de la mort en visitant les cimetières et les malades, en assistant au décès ou à l'inhumation de ses proches. Il est bon d'examiner et de se remémorer fréquemment les morts récentes auxquelles nous avons assisté. Combien de nos connaissances qui aimaient cette vie terrestre et en goûtaient la prospérité, qui souhaitaient vivre longtemps, qui n'étaient nullement âgées, ont été brusquement fauchées par la mort ! Aucune d'elles n'a pu dire à la mort: Attends ! Eloigne-toi Je ne veux pas encore mourir !». Certains n'eurent même pas le temps de prendre des dispositions, ils furent ravis au milieu d'un joyeux festin, d'un repas somptueux. D'autres moururent en route ou se noyèrent, se donnèrent la mort ou furent tués. Quelques uns furent dévorés par des bêtes, d'autres se mirent au lit pour accorder à leur corps un bref repos et s'endormirent du sommeil éternel. Regardons autour de nous. Combien de proches, d'amis ou de connaissances quittèrent-notre société, pris par la mort ! Les gens célèbres laissèrent la gloire, le pouvoir et les honneurs, les riches abandonnèrent l'argent et les biens amassés avec peine et gardés avec grande parcimonie. La mort sépare les parents de leur famille, l'époux de l'épouse, l'ami de son ami. Elle frappe le génie dans ses grandes entreprises, elle prive la société de son membre le plus utile à un moment où elle en avait le plus besoin. Personne ne peut l'arrêter ou lui résister, personne ne peut lui demander des comptes sur ses desseins si inconciliables avec la raison humaine. Qu'est-ce qui n'est pas vain sur la terre. Qu'est-ce qui n'est pas instable, qu'est-ce qui a une quelconque constance ? En vérité, seule la vie en Christ se prolonge au-delà des frontières de la tombe et trouve son épanouissement et sa beauté lumineuse après la mort du corps. Tout le reste est plus faible que l'ombre, trompeur comme les rêves... Par la corruption la mort détruit en une heure, en un instant les travaux de toute une vie (Cf. la 7ème homélie de Saint Nil de la Sora)..
La mort soudaine ne frappe que ceux qui négligent leur salut. Ceci est annoncé par le Seigneur Lui-même (Luc12,46). « Dieu, dit Saint Barsanuphe le Grand à un moine qui redoutait une mort soudaine et prématurée, ne prendra pas l'âme de l'ascète qui combat les passions sans l'avoir d'abord conduit jusqu'au niveau de l'homme parfait ».
Ayant compris la brièveté de notre vie, la vanité des biens terrestres et des honneurs, ayant perçu l'avenir terrible de ceux qui ont dédaigné le Rédempteur et la Rédemption en s'offrant entièrement au péché et à la corruption, détournons les yeux de notre âme de la vision trompeuse et séduisante des beautés du monde, qui attirent les faibles cœurs humains dans leurs filets ! Contemplons le terrible et salutaire spectacle de la mort qui nous guette ! Pleurons d'avance sur nous-mêmes ! Lavons et purifions par les larmes et la confession les péchés inscrits dans les livres du prince de ce monde ! Acquerrons le sceau de la grâce de l'Esprit Saint, signe d'élection et de salut, indispensable pour cheminer sereinement dans les airs et pour accéder aux demeures célestes ! Employons la richesse injuste, comme dit l'Evangile, c'est-à-dire les richesses terrestres, à acquérir des trésors célestes par une distribution abondante d'aumônes. Employons ce grand don de Dieu qu'est notre vie terrestre à accomplir le dessein du Seigneur : la recherche de la connaissance de soi-même et de Dieu, et la préparation de notre destin éternel ! Ne perdons pas notre temps, employons-le efficacement ! Il ne nous sera pas accordé une seconde fois. Sa perte est irremplaçable. Nous sommes des exilés du Paradis ! Ce n'est pas pour des réjouissances, des solennités, ou des jeux que nous nous trouvons sur terre, mais pour tuer la mort qui nous a tués et, par la foi, le repentir et la croix, reconquérir le Paradis perdu.
Que le Seigneur miséricordieux accorde aux lecteurs de cette homélie et à son auteur le souvenir de la mort pendant leur vie terrestre ! Par la pensée de la mort et le renoncement à tout ce qui est vain, par une vie tendue vers l'éternité, qu'Il éloigne de nous, une fois l'heure venue, la férocité de la mort; que celle-ci nous fasse pénétrer dans une vie bienheureuse, éternelle et véritable ! Amen. (fin)
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