Dialogue entre deux orthodoxes, un moine et un laïc, à propos du monachisme. (De saint Ignace briantchaninov)
- Le moine : Que Dieu bénisse votre désir ! Tout ce qui est bon naît en effet d’une compréhension juste et précise. Une compréhension erronée ou mensongère attire les malheurs. C’est d’ailleurs ce que prêche l’Evangile, qui propose la Vérité comme Cause première du salut, et le mensonge comme cause première de la perdition (Jn.8,32,44). Mais pourquoi tenez-vous à ce que notre entretien d’aujourd’hui porte justement sur le monachisme ?
- Dans le milieu que je fréquente, il est souvent question du monachisme. Aujourd’hui, différentes opinions sont émises à ce sujet. Mes connaissances m’interrogent presque toujours sur mon point de vue, car elles savent que je fréquente des clercs. J’aimerais pouvoir leur répondre avec exactitude, c’est pourquoi je m’adresse à vous.
- Je ne sais pas à quel point je suis capable de vous aider ; néanmoins, je vous parlerai avec sincérité, m’efforçant d’exposer ce que je connais grâce à mes lectures de l’Ecriture Sainte et des Pères, à mes entretiens avec des moines dont la vie est digne de respect et de confiance, et à ma propre expérience. Comme fondement de cet entretien, comme pierre angulaire de l’édifice, je dirai que l’instauration du monachisme est le fait de Dieu, et en aucun cas des hommes.
- Imaginez que je n’ai jamais entendu dire en société que le monachisme ait été instauré par Dieu !
- Je le sais bien. C’est pour cela que dans les conversations mondaines sur le monachisme l’un dit “ il me semble que... ”, et un autre rétorque “ et moi il me semble plutôt que... ”, et un autre encore “ moi, je ferais ainsi... ”. Mille opinions contradictoires émanent de personnes qui n’ont aucune idée de ce qu’est le monachisme, mais seraient néanmoins prêtes à composer des règles monastiques selon leur propre sagesse. On trouve même certaines personnes pour colporter les blasphèmes des athées sur le sujet. Le cœur est envahi par la tristesse et la crainte quand l’ignorance foule de ses gros sabots les perles les plus précieuses d’une tradition instaurée par Dieu.
- Exact ! L’ignorance, comme vous le dites, père, est la raison de tout cela !
- Ne pensez pas que l’ignorance soit un mal insignifiant ! Les Saints Pères disent qu’elle est la racine de tous les maux. Saint Marc l’Ascète affirme qu’elle est la source principale de la méchanceté. Un autre père précise que l’ignorant ignore son ignorance et se satisfait de sa connaissance. L’ignorance est capable de faire beaucoup de mal sans le savoir. Je dis cela par compassion pour tous ces gens qui ne savent pas en quoi consiste la dignité de l’homme, et pour tous ces chrétiens qui ne savent pas en quoi consiste le Christianisme et se font du tort à eux-mêmes par ignorance. Ne pensez pourtant pas que j’ai l’intention de mélanger les abus et les faiblesses humaines avec les institutions divines ! Dénoter les abus et les dissocier des institutions divines est un signe de révérence envers ces dernières et un moyen de les garder dans la sainteté voulue et accordée par Dieu.
- Votre dernière phrase est aussi une nouveauté pour moi. Je n’avais jamais vu le monachisme sous cet angle, et ne l’avais pas non plus rencontré ainsi dans les idées des autres.
- Ce que j’ai dit concerne non seulement le monachisme, mais aussi toute l’Eglise du Nouveau Testament comme de l’Ancien. Le Seigneur Lui-même a montré dans la parabole de la vigne (Mt.21) que l’Eglise de l’Ancien Testament a été fondée par Dieu et transmise par Lui au peuple juif. En outre, il ressort de l’Evangile et des Saintes Ecritures (Eph.1,22-29&2,10-11) que l’Eglise du Nouveau Testament a été fondée par le Dieu-Homme et transmise à un autre peuple formé en réalité de tous les peuples : le peuple des chrétiens. Jadis, les juifs devaient rendre des comptes à Dieu du don qui leur avait été fait, de leur gestion de ce don ; leur conduite s’étant avérée criminelle, ils furent écartés et châtiés, dès qu’ils dévièrent en esprit. De la même façon, des comptes seront demandés aux chrétiens sur leur façon d’utiliser l’institution divine générale qu’est l’Eglise du Nouveau Testament, et les institutions particulières comme le monachisme.
- Y a-t-il possibilité de trouver dans les Saintes Ecritures quel sera sur la terre le destin ultime de l’Eglise du Nouveau Testament ?
- Les Saintes Ecritures témoignent du fait que les chrétiens, à l’instar des juifs, se refroidiront progressivement à l’égard de l’enseignement révélé par Dieu. Ils commenceront à ne plus prêter attention à la régénération de la nature humaine opérée par le Dieu-Homme, oublieront l’éternité, et dirigeront toute leur attention sur la vie terrestre. Ils s’occuperont de leur situation ici-bas comme si elle était éternelle. Ils soigneront le développement de leur nature déchue et satisferont tous les désirs et toutes les exigences de leurs âmes et de leurs corps dépravés. Bien entendu le Rédempteur, qui est venu racheter l’homme en vue de la béatitude éternelle, est étranger à une telle tendance qui s’éloigne du Christianisme. L’éloignement aura lieu, selon les Ecritures (1Thes.2,3). Le monachisme aussi participera à l’affaiblissement du Christianisme, car un membre du corps ne peut pas ne pas ressentir l’infirmité qui frappe le corps tout entier. L’Esprit Saint a d’ailleurs révélé ceci aux saints moines des temps anciens : lorsque le Christianisme se limitera à un tout petit nombre, alors la vie sur cette terre cessera.
- Quelle est l’importance du monachisme dans l’Eglise du Christ ?
- Les moines sont des chrétiens qui abandonnent, autant que possible, toutes les occupations terrestres, pour se consacrer à la prière, la reine des vertus. Au moyen de la prière, ils cherchent à s’unir à Dieu pour ne faire qu’un avec Lui, selon les paroles de l’Apôtre : celui qui s’attache au Seigneur est avec Lui un seul esprit (1Cor.6,17). Comme la prière tire sa force des autres vertus et de l’enseignement du Christ, les moines manifestent un zèle particulier à accomplir les commandements évangéliques. Ajoutant à cet accomplissement des commandements, obligatoire pour tous les chrétiens, la mise en pratique de deux conseils, celui de la pauvreté et du célibat, ils s’efforcent de mener une vie semblable à la vie terrestre du Dieu-Homme : c’est pour cette raison qu’on qualifie les saints moines de très-ressemblants.
- D’où les moines tiennent-ils leur nom ?
- Les mots moine, monastère, et monachisme proviennent du mot grec monos, qui signifie un. Le moine est donc une personne qui vit seule, ou dans la solitude. Le monastère est une habitation solitaire, isolée. Le monachisme, c’est la vie solitaire. Cette vie est différente de la vie habituelle, commune, c’est pourquoi la langue russe utilise pour elle le mot inotchestvo, qui vient de inoï, autre. Le moine est aussi appelé inok. Les mots vie communautaire, skite, hésychia, ermite, réclusion, vie au désert correspondent aux diverses formes de la vie monastique. La vie communautaire désigne la vie en commun d’un nombre plus ou moins important de moines qui partagent les offices divins, les repas, un même type de vêtements, et dépendent d’un même supérieur. Le skite désigne la cohabitation de deux ou trois moines dans une cellule particulière, qui vivent en prenant conseil les uns des autres ou en demandant conseil au plus ancien, ont en commun les repas et les vêtements, font cinq jours par semaine les offices dans leur cellule, et viennent le samedi et le dimanche à l’office communautaire à l’église. L’ermite est un moine qui vit dans la solitude. Le reclus est un ermite qui reste dans sa cellule du monastère sans en sortir. L’anachorète est un ermite qui vit dans un désert dépeuplé.
- Quand le monachisme a-t-il débuté ?
- D’après Saint Jean Cassien, dès le temps des Apôtres. Saint Jean Cassien (moine et Père de l’Eglise du IVe siècle) visita les monastères d’Egypte à l’époque de leur plein épanouissement. Après avoir vécu assez longtemps chez les moines du désert de Scété, il transmit par écrit à la postérité les règles et les enseignements de ces moines. Il raconte qu’en Egypte, ce furent les disciples du Saint Apôtre et Evangéliste Marc, premier Evêque d’Alexandrie, qui reçurent en premier le nom de moines. Ces moines vivaient dans des lieux isolés, proches de la grande métropole égyptienne, pour mener une vie des plus élevées, selon les règles transmises par l’Evangéliste. Du vivant de la sainte martyre Eugénie, sous l’empereur Commode (intronisé en 180), et du haut dignitaire Philippe, gouverneur d’Egypte, il y avait un monastère dans les faubourgs d’Alexandrie dans lequel l’Evêque de l’époque, le saint Hiérarque Elie, avait pris l’habit dès sa jeunesse. L’historien juif Philon, contemporain des Apôtres et citoyen d’Alexandrie, décrit la vie des “ Thérapeutes ” qui s’étaient éloignés de la ville pour mener dans des demeures appelées monastères une vie semblable à celle des moines décrits par Saint Jean Cassien. Mais la description de Philon ne permet pas d’affirmer que ces Thérapeutes étaient chrétiens, car ce séculier avait des connaissances très superficielles ; à cette époque, nombreux étaient ceux qui ne faisaient pas la différence entre les chrétiens et les juifs, et prenaient les premiers comme une secte des seconds. Dans la vie de Saint Antoine le Grand, rédigée par son contemporain Saint Athanase le Grand, Archevêque d’Alexandrie, il est dit qu’au moment où, à l’âge de vingt ans, Saint Antoine devint moine, les moines égyptiens menaient la vie solitaire à proximité des villes ou des villages. Saint Antoine mourut en 356, à l’âge de cent cinq ans. Le monachisme est également attesté en Syrie au temps des Apôtres. La sainte martyre Eudocie, qui vécut à Héliopolis en Syrie sous le règne de Trajan (98-113), fut convertie au Christianisme par Saint Germain, supérieur d’un monastère masculin de soixante-dix moines : après sa conversion, elle entra dans un couvent de trente moniales. Dans les dernières années du troisième siècle, Saint Antoine le Grand instaura la vie au désert. A la fin du quatrième siècle, Saint Pachôme le Grand fonda la vie communautaire à Tabennêsis dans le désert de Thébaïde, et Saint Macaire le Grand la vie hésychaste au désert de Scété près d’Alexandrie. Ce dernier lieu est à l’origine du mot skite, et des monastères organisés pour cette sorte de vie, également nommés skites. Saint Basile le Grand, Archevêque de Césarée de Cappadoce, qui vécut dans la seconde moitié du quatrième siècle, étudia la vie monastique en Egypte avant de rentrer dans sa patrie pour vivre en moine jusqu’à ses débuts dans le service de l’Eglise. Il écrivit des règles qui furent utilisées comme modèles dans toute l’Eglise d’Orient. Ainsi le monachisme, qui se cachait d’abord à proximité des villes et des villages, se déplaça au quatrième siècle vers les déserts inhabités. Toutefois, les monastères existèrent toujours dans les villes. Saint Jean Cassien suggère à ceux qui voudraient davantage de détails sur le sujet de se plonger dans les livres de l’histoire de l’Eglise. Malheureusement, ces livres ne parvinrent pas jusqu’à nous, comme d’ailleurs presque tous les actes rédigés en Egypte, car ils furent détruits par les musulmans au VIIe siècle. Il en fut de même dans les autres pays chrétiens soumis par les musulmans, mais à un moindre degré.
- Quelle est la raison de cette émigration du monachisme vers les lieux éloignés des villes et des villages ?
- Cette émigration eut lieu dès que cessèrent les exploits des martyrs. A ce moment-là, comme le Christianisme était protégé et propagé par l’état, tous les hommes adhérèrent à la foi chrétienne, et plus seulement ces élus déterminés à supporter de très grands malheurs et même la mort. Le Christianisme ne garda pas l’abnégation des siècles précédents. Dans les villes et les villages, les chrétiens commencèrent à se préoccuper de tout ce qui concerne la vie d’ici-bas, le luxe, les jouissances charnelles, les réjouissances populaires, et toutes les activités auxquelles les premiers confesseurs de la foi étaient étrangers, y voyant le reniement du Christ en esprit. Le désert devint donc un asile naturel, un refuge contre les tentations, pour ceux qui souhaitaient conserver au Christianisme sa pleine puissance. « Le désert, dit Saint Isaac le Syrien, est utile aux faibles comme aux forts. Il permet aux premiers, par l’éloignement de la matière, de ne pas voir leurs passions prendre feu et se multiplier, et aux seconds d’engager le combat contre les esprits malins ». Saint Basile le Grand et Saint Dimitri de Rostov décrivent ainsi les raisons de la fuite au désert de Saint Gordius : « Gordius fuit le bruit de la ville, les cris du marché, les louanges princières, les jugements de ceux qui dénotent, vendent, achètent, jurent, mentent, disent des choses honteuses. Il fuit les jeux, rires, et railleries de la ville, pour garder ses yeux et son ouïe purs, et surtout son coeur purifié et capable de voir Dieu. Il fut digne de révélations divines, et apprit de très grands mystères, non des hommes, mais de son Maître dans la vérité : l’Esprit ». A partir de leur transfert au désert, les moines adoptèrent un habit particulier pour se distinguer définitivement des laïcs. A l’époque des persécutions au contraire, le clergé et les moines portaient les vêtements les plus communs pour ne pas attirer l’attention des persécuteurs.
- L’enseignement très élevé dont Saint Gordius fut jugé digne était l’apanage d’une petite minorité. Mais maintenant, la foi chrétienne est enseignée de façon détaillée et satisfaisante dans les séminaires et les académies de théologie.
- Entre l’enseignement des établissements théologiques et celui des monastères, il y a une très grande différence, même si le sujet traité est le même : le Christianisme. Le Sauveur du monde, en envoyant les Saints Apôtres prêcher dans tout l’univers, leur commanda de répandre parmi les nations la foi dans le vrai Dieu, et d’enseigner la vie selon les commandements : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au Nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, et enseignez-leur à observer tout ce que Je vous ai prescrit » (Mt.28,19-20). L’enseignement de la foi doit précéder le Baptême, et l’enseignement de la vie selon les commandements doit le suivre. Le premier enseignement est théorique, le second, pratique. Du premier, le Saint Apôtre Paul a dit : « Je n’ai rien caché de ce qui vous est utile, je n’ai pas craint de prêcher et de vous enseigner, publiquement et dans les maisons, annonçant aux juifs et aux grecs le repentir devant Dieu et la foi en notre Seigneur Jésus-Christ » (Act.20,20-21). Du second, il a dit : « Christ en nous, l’espérance de la gloire, c’est Lui que nous annonçons, exhortant et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de présenter à Dieu tout homme devenu parfait en Jésus-Christ » (Col.1,27-28). Dieu dispense deux enseignements sur Lui-même : un enseignement par la parole, reçu par la foi, et un enseignement par la vie, reçu par une activité conforme aux commandements de l’Evangile. On peut comparer le premier enseignement aux fondations de l’édifice, et le deuxième à l’édifice lui-même. Il est impossible de bâtir sans fondations, et des fondations sans bâtiment ne sont d’aucune utilité. « La foi sans les oeuvres est morte » (Jac.2,26). Le Saint Apôtre Paul insiste sur la nécessité absolue du premier enseignement : « la foi vient de ce qu’on entend, et ce qu’on entend vient de la parole du Christ. Comment donc invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils Celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler s’il n’y a personne qui prêche ? » (Rom.10, 17,14) Voilà le début de la catéchèse. A ceux qui s’engageaient dans le Christianisme, les Apôtres et leurs successeurs exposaient l’enseignement de base (Dieu, le Dieu-Homme, l’homme et son importance dans le temps et dans l’éternité, les sacrements, la béatitude du Paradis, les souffrances de l’enfer (Hb.6,1-2), et le reste), qui constitue la dogmatique du Christianisme, auquel s’ajoute l’enseignement théorique de la vie selon les commandements de l’Evangile (Hb. XI,XII, &XIII), fondement de la théologie morale dogmatique, cette science des plus élevées. Dès les temps apostoliques commencèrent à apparaître autour de l’Eglise du Christ des jugements hérétiques, c’est-à-dire des jugements sur la Révélation provenant de l’intelligence humaine faussée. Dans l’enseignement révélé par Dieu, il n’y a pas de place pour les raisonnements humains : de l’Alpha à l’Oméga, tout est de Dieu. La Sainte Eglise s’est efforcée de garder avec soin le trésor spirituel inestimable qui lui avait été confié : l’Enseignement révélé de Dieu. Elle a dénoté ses ennemis manifestes, les païens et leurs philosophes, et les juifs, repoussant leurs attaques. Elle a dénoté ses ennemis intérieurs, les hérétiques, réfutant leur enseignement, les rejetant de son sein, mettant ses enfants en garde contre eux. C’est pour cette raison que la théologie s’est étendue de plus en plus avec le temps. Il fallut bientôt des établissements pour l’enseigner. Le plus ancien et le plus grand fut celui d’Alexandrie, qui s’épanouit surtout aux deuxième et troisième siècles. Les doctrines hostiles à l’Enseignement Divin se multipliant en permanence, la nécessité d’organiser des établissement théologiques se fit de plus en plus sentir. L’Occident s’écarta de l’Orient et tomba dans l’hérésie, absorbant les instructions et les coutumes païennes. Dès lors, les doctrines hostiles à l’Eglise Orthodoxe, doctrines monstrueuses et blasphématoires construites avec malignité et hardiesse, se multiplièrent à l’infini. Les établissements théologiques devinrent une nécessité vitale pour l’Eglise Orthodoxe, comme le souffle de la vie. Jugez vous-mêmes ! Il faut présenter clairement au chrétien orthodoxe, et surtout à celui qui s’apprête à devenir un pasteur, tant le véritable enseignement de l’Eglise Orthodoxe, que son combat victorieux sur ses ennemis secrets et manifestes, cachés et découverts, combat qui s’enflamme de plus en plus depuis dix-huit siècles. Il faut exposer de façon satisfaisante les erreurs d’Arius, de Macédonius, de Nestorius, d’Eutychès et des iconoclastes, couronnées par l’athéisme et les plus récentes inventions de la philosophie. L’étude de la théologie exigeait peu de temps dans les premières années du Christianisme, elle exige davantage aujourd’hui. Auparavant, elle pouvait être transmise au cours des sermons à l’église, aujourd’hui, elle nécessite de nombreuses années d’étude. Tel est le but de nos séminaires et académies : transmettre les connaissances fondamentales du Christianisme, comme une sorte d’introduction (dit Saint Marc l’Ascète), à notre jeunesse encore inactive dans la société, qui reçoit là une préparation uniquement théorique, et qui ignorera à la sortie du séminaire les connaissances provenant de l’expérience. Sur cette connaissance théorique de la foi, il faut construire une connaissance active, vivante, animée par la grâce. C’est pour acquérir cette connaissance que la vie terrestre est donnée à l’homme. Le chrétien qui vit au milieu du monde selon les commandements de l’Evangile s’enrichira infailliblement de cette connaissance, non seulement par sa propre expérience, mais aussi par l’oeuvre de la grâce. Mais s’enrichira beaucoup plus encore celui qui déposera tous les soucis de ce monde pour employer tout son temps, toutes les forces de son corps et de son âme à plaire à Dieu, c’est-à-dire le moine. C’est lui qui, dans l’Evangile, possédera les commandements du Seigneur, qui représenteront tout son héritage. « Celui qui a Mes commandements et qui les garde, c’est celui qui M’aime. Et celui qui M’aime sera aimé de Mon Père, Je l’aimerai et Je me ferai connaître à lui » (Jn.14,21) C’est dans ce but que les chrétiens les plus zélés de tous les siècles, après avoir terminé leur éducation dans les établissements scolaires, entraient et entrent jusqu’à aujourd’hui dans le monachisme pour en recevoir l’enseignement. Qui furent les grands maîtres de l’Eglise de tous les temps ? Les moines. Qui a expliqué en détails l’enseignement de l’Eglise, qui a conservé sa Tradition pour la postérité, qui a dénoncé et écrasé les hérésies ? Les moines. Qui a marqué de son sang la confession de foi orthodoxe ? Les moines. C’est tout à fait naturel. Les chrétiens qui vivent au milieu de ce monde, empêtrés dans ses liens, préoccupés par divers soucis volontaires ou involontaires, ne peuvent pas consacrer tout leur temps et tout leur amour à Dieu. « Celui qui n’est pas marié s’inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde » (1Cor.7,32-33). Celui qui s’est marié ne peut pas s’attacher en permanence au Seigneur par une prière détachée du terrestre, et s’unir au Seigneur en un seul esprit (1Cor.6,17), comme cela est possible au moine. Néanmoins, pour une réussite chrétienne personnelle, l’érudition nécessaire aux maîtres de l’Eglise n’est pas nécessaire : de nombreux analphabètes, comme Saint Antoine le Grand, ont pris l’habit monastique et atteint la perfection chrétienne, déversé la lumière spirituelle sur leurs contemporains par leur enseignements et par les dons de la grâce. « Qui, dit Saint Jean Climaque, parmi les laïcs, a jamais opéré des miracles ? Qui a ressuscité des morts ? Qui a chassé des démons ? Personne ! Toutes ces choses sont le prix que remportent les moines et le monde ne peut y parvenir ».
- Tous les moines ne parviennent pas à un état aussi élevé, atteignant leur but ; rares sont ceux, en fait, qui l’atteignent...
- Il ne fait aucun doute que, comme Dieu l’a promis, les moines qui passent toute leur vie à suivre les règles monastiques acquièrent la grâce de Dieu. Il est impossible que la parole de Dieu ne s’accomplisse pas. Les commandements de l’Evangile sont assortis d’une promesse : ils communiqueront l’Esprit de Dieu à ceux qui les accomplissent. Inversement, les moines qui dédaignent les règles instaurées par Dieu pour le monachisme, et mènent leur vie dans la distraction, l’arbitraire, ou la volupté, c’est-à-dire, qui aiment le monde, seront privés de la réussite. Il en va de même pour tous les chrétiens : ceux qui mènent une vie chrétienne trouvent le salut, mais ceux qui vivent comme des païens sont perdus. Il y avait jadis beaucoup plus de saints parmi les moines et beaucoup plus de sauvés parmi les chrétiens. Mais notre époque connaît un relâchement général dans la foi et la moralité. Cependant, on trouve encore des moines et des chrétiens authentiques. Je répète que s’il existe des moines indignes de leur état et de leur vocation, c’est qu’ils font mauvais usage de l’institution divine. Pourtant, cette institution divine ne cesse pas d’être divine, même si les hommes la bafouent. De la même façon, le Christianisme garde sa grande dignité, en dépit de la vie contraire à l’enseignement du Christ menée par de nombreux chrétiens. Il faut donc juger du Christianisme et du monachisme sur les chrétiens ou moines authentiques. Mais ceci n’est pas si facile : la piété et la vertu, comme de chastes vierges, se cachent toujours au fond de cellules ignorées, comme sous le manteau, à l’opposé des femmes adultères qui s’efforcent d’apparaître en public à demi nues. Il arrive souvent que la vie élevée d’un moine soit découverte lors de son décès ou après. Le moine qui participe à la grâce de Dieu est souvent l’objet de la haine du monde, des médisances et des calomnies, car le monde hait l’Esprit de Dieu (Jn.15,18-19). La réussite elle-même a divers degrés, car, comme il a été dit plus haut, la solitude monastique est utile aux forts et aux faibles pour des raisons différentes. Bien entendu, les seconds sont toujours plus nombreux que les premiers.
- Après tout ce que vous venez de dire, il convient de montrer que le monachisme est bien une institution divine.
- Le Sauveur du monde a indiqué deux voies, c’est-à-dire deux genres de vie, pour ceux qui croient en Lui : la voie qui procure le salut, et la voie qui conduit à la perfection. L’Evangile dit de ceux qui empruntent la seconde voie qu’ils suivent le Christ, car cette voie est l’expression la plus exacte de l’enseignement du Seigneur, et l’imitation du genre de vie qu’Il mena Lui-même pendant Son pèlerinage terrestre.
Pour obtenir le salut, il faut trois choses : la foi dans le Christ (Jn.3,36 & 17,3), la vie selon les commandements de Dieu (Mt.19,17 & Mc.10,19), et la guérison par le repentir de nos insuffisances dans l’accomplissement des commandements (Luc13,35). Le salut est donc ouvert à tous et accessible à chacun, quelles que soient ses obligations dans le monde, à condition que ces dernières ne soient pas incompatibles avec la loi de Dieu.
Certains, comme les Apôtres, sont appelés à suivre le Seigneur par le Seigneur Lui-même, mais en général, le Seigneur laisse à chacun la liberté de Le suivre. Ceci apparaît à plusieurs reprises dans l’Evangile. Si quelqu’un veut venir après Moi... (Mt.16,24), Si tu veux être parfait... (Mt.19,21), Si quelqu’un vient à Moi... (Luc26,14), telles sont les expressions que le Seigneur emploie pour parler de celui qui veut Le suivre vers la perfection chrétienne. Si prendre sur soi ce genre de vie est laissé à la liberté de chacun, les conditions en sont fixées par le Seigneur. Il faut accepter ces conditions pour pouvoir Le suivre. Et quelles sont ces conditions ? Si quelqu’un veut venir après Moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il Me suive ; Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, et suis-Moi ; Si quelqu’un vient à Moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses soeurs, et même sa propre vie, il ne peut être Mon disciple. Et quiconque ne porte pas sa croix pour Me suivre ne peut pas être Mon disciple. Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être Mon disciple. Voici quelles sont les promesses essentielles du moine.
Comme nous l’avons dit, le monachisme à ses débuts n’était rien d’autre qu’une vie solitaire, éloignée du bruit, menée par les chrétiens qui visaient vers la perfection. Ainsi ces chrétiens d’Alexandrie qui suivaient dans la périphérie de la ville les recommandations du Saint Evangéliste Marc. Le Saint Apôtre Paul dit à tous les chrétiens qui désirent entrer en communion plus étroite avec le Seigneur : « nous sommes le temple du Dieu vivant, ainsi que Dieu l’a dit : J’habiterai au milieu d’eux et J’y marcherai ; Je serai leur Dieu et ils seront Mon peuple. Sortez donc du milieu de ces gens-là et tenez-vous à l’écart, dit le Seigneur. Ne touchez rien d’impur, et Moi, Je vous accueillerai. Je serai pour vous un père, et vous serez pour moi des fils et des filles, dit le Seigneur tout-puissant » (2Cor.6,16-18) Saint Jean Climaque attribue cette vocation-là aux moines (2,15) et l’Eglise primitive comprenait ces paroles du Seigneur de la même façon. Saint Athanase le Grand rapporte sur Saint Antoine la chose suivante : encore adolescent, Saint Antoine entra dans une église pour prier. Ce jour-là, on lisait la péricope de l’Evangile de Saint Matthieu concernant l’homme riche qui questionne le Seigneur sur le salut et la perfection. En entendant ces paroles (« Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes... »), Antoine, qui était préoccupé par le choix d’un mode de vie, reconnut la réponse du Seigneur Lui-même. Il vendit aussitôt ses biens pour les distribuer aux pauvres, et devint moine. Ces paroles fondamentales du Seigneur sont encore lues de nos jours lors de la prise d’habit monastique. La vie au désert fut donc instituée à la suite de révélations. Dieu appela Saint Antoine à vivre dans le désert profond. Un ange ordonna à Saint Macaire le Grand de s’établir dans le désert de Scété. Un ange ordonna aussi à Saint Pachôme le Grand d’établir sa communauté monastique au désert, à la suite de quoi il lui remit des règles écrites pour la vie des moines. Ces trois saints étaient des hommes remplis de l’Esprit Saint et constamment unis à Dieu. Ils prêtèrent leur bouche à la parole de Dieu, comme jadis Moïse avec le peuple d’Israël, pour édifier les moines. Dans la suite des siècles, l’Esprit Saint n’eut de cesse d’illuminer le monachisme. Cet enseignement de l’Esprit Saint, qui est enseignement du Christ et enseignement de Dieu pour le monachisme, que les pères appellent la science des sciences, fut exposé avec clarté et plénitude par les saints moines dans leurs écrits inspirés par Dieu. Tous témoignent du fait que l’instauration du monachisme, cette vie surnaturelle, n’a rien d’humain : c’est l’oeuvre de Dieu.
- Certains supposent que la raison d’être du monachisme des trois premiers siècles fut la fuite devant les persécutions suscitées par les païens.
- Le raisonnement charnel traite toujours faussement des hommes spirituels. Les moines des premiers siècles avaient soif du martyre, et beaucoup furent couronnés, tels Nikon, Julien, Eudocie, Eugénie, Févronie, et bien d’autres. Dès qu’il en eut l’occasion, le saint ermite Gordius, cité plus haut, se rendit à Césarée de Cappadoce pour dénoncer le paganisme au cours d’une fête populaire, confesser le Christ, et sceller cette confession par le martyre. Quand l’empereur Dioclétien déclencha sa grande et cruelle persécution, Saint Antoine le Grand était déjà moine et ermite. Ayant entendu parler des souffrances des chrétiens, il abandonna sa grotte au désert pour courir à Alexandrie confesser le Christ et se joindre aux martyrs. Le saint fut bien martyr, mais par l’amour et le désir : bien qu’il désirât souffrir pour le Nom du Seigneur, le martyre ne lui fut pas accordé. Déjà le Seigneur avait commencé de remplacer la moisson abondante et sainte des martyrs par une autre moisson, non moins abondante : celle que les moines devaient réaliser dans le champ d’un autre témoignage. Les supplices avaient à peine cessé, le sang chrétien s’était à peine arrêté de couler, que des milliers de moines se précipitèrent vers de sauvages déserts pour y crucifier la chair avec ses passions et ses convoitises (Gal.5,24), et confesser le Christ devant les Principautés, les Puissances, et les Régisseurs du monde des ténèbres (Eph.6,12). Certes, Saint Paul de Thèbes s’éloigna au désert pour éviter la persécution de l’empereur Dèce. Peut-être que d’autres gagnèrent le désert pour les mêmes raisons. Mais ce ne sont que des cas isolés qui ne permettent pas de tirer de conclusion sur l’ensemble du monachisme primitif. La raison première du monachisme n’est donc pas la faiblesse humaine, mais la force de l’enseignement du Christ. Saint Jean Colobos, qui rédigea la vie de Saint Païssios le Grand, écrit dans la préface : « Les biens célestes et éternels suscitent chez ceux qui les convoitent un immense désir. Ils nourrissent le cœur d’une douceur insatiable et divine, entretiennent le continuel souvenir de la béatitude de l’au-delà, de la rétribution des efforts, du lumineux triomphe des ascètes, incitent au mépris de tout ce qui est temporel et vain, et poussent à ne pas épargner la vie elle-même, mais plutôt à l’offrir au Christ, selon la parole de l’Evangile. De tels hommes préfèrent la mort pour le Christ à toutes les jouissances. Mais comme les persécutions font défaut à présent, il devient difficile d’obtenir cette mort si ardemment désirée, c’est pourquoi les ascètes s’efforcent de l’assumer d’une autre façon. Ils instaurent pour eux-mêmes une mise à mort lente et non moins violente. Ils supportent quotidiennement des milliers de maux, jeûnent, accomplissent divers exploits, luttent contre les démons invisibles, forcent sans relâche leur nature charnelle à résister aux ennemis incorporels ».
- Vous comparez l’exploit du monachisme à celui du martyre ?
- Il s’agit d’un seul et même exploit sous des formes différentes. Le martyre et le monachisme sont fondés sur les mêmes sentences de l’Evangile. Ni l’un ni l’autre n’ont été inventés par des hommes : ils furent donnés à l’humanité par le Seigneur Lui-même. L’un et l’autre ne peuvent être menés à bien qu’avec l’aide toute-puissante de Dieu, et l’intervention de la grâce. Vous en serez assurés en lisant les vies d’Antoine le Grand, de Théodore Studite, de Marie l’Egyptienne, de Jean le Grand Souffrant, de Nikon Soukhoï, et d’autres encore, dont les exploits et les souffrances étaient au-dessus de la nature. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit de son maître Saint Syméon le Pieux, moine au Studion, qu’il s’assimila aux martyrs par ses souffrances corporelles.
- Expliquez-moi, mon père, quelle est l’importance du célibat et de la non-possession dans l’exploit monastique. C’est difficile à comprendre pour ceux qui vivent dans le monde, travaillent pour le bien de la société, distribuent d’abondantes aumônes, et accomplissent beaucoup de bonnes œuvres, indiquées et approuvées par l’Evangile, et qui, faute d’explications, voient la vie monastique comme une vie oisive et inutile.
- Les activités laïques que vous mentionnez accomplissent les commandements de l’Evangile sur un plan matériel : elles sont indispensables au salut, mais insuffisantes pour atteindre la perfection. Rien d’ailleurs ne les freine au milieu des préoccupations et obligations du monde. Au contraire, la réussite terrestre offre la possibilité d’accroître la quantité des bonnes œuvres : c’est ainsi qu’un homme très riche peut distribuer beaucoup d’aumônes aux pauvres, et qu’un puissant seigneur peut mieux défendre les opprimés. Cependant, dans de telles activités, il faut se garder d’agir comme le pharisien de l’Evangile (Cf. le commentaire du Bienheureux Théophylacte de Bulgarie sur Luc18) qui, certes, multipliait les bonnes œuvres, mais portait un regard injuste sur elles. Sa vision de lui-même et de ses proches étant fausse, ses bonnes oeuvres devinrent désagréables à Dieu. L’Apôtre dit que ceux qui accomplissent des bonnes œuvres doivent le faire comme de bons dispensateurs des diverses grâces de Dieu (1Pi.4,10). Ainsi, que le riche fasse l’aumône de ses biens en considérant qu’ils lui ont été confiés par Dieu ; si un seigneur dispense ses bienfaits, qu’il n’aille pas se vanter de sa position sociale comme si elle lui appartenait en propre, car c’est Dieu qui la lui a procurée. Alors leur regard méprisant sur le prochain n’aura plus lieu d’être. Alors leur conscience commencera à s’interroger sur le sens de leurs oeuvres, comme jadis celle du juste Job. Donnent-elles satisfaction à Dieu ? N’y aurait-il pas en elles de grands ou de petits défauts ? Petit à petit, ces questions finiront par susciter l’idée d’une vie plus parfaite...
Reconnaissez que la vie monastique paraît inutile et oisive justement à ceux qui présument de leur activité ! L’indice d’une activité chrétienne juste est l’humilité. Inversement, l’orgueil et la présomption sont les sûrs indices de l’activité injuste, comme l’indique le Seigneur Lui-même. L’opinion que vous mentionnez dénote donc une vue erronée et défigurée du Christianisme. La perfection chrétienne a été proposée par le Seigneur Lui-même à Ses disciples. Elle commence là où les bonnes œuvres prescrites aux laïcs atteignent leur plénitude. Etudiez le Christianisme, apprenez en quoi consiste sa perfection, et vous comprendrez l’importance du monachisme, et l’absurdité des accusations blasphématoire proférées à l’encontre des moines, qui s’efforcent d’accomplir les commandements les plus élevés de l’Evangile, inaccessibles aux laïcs. Ceux qui dénigrent le monachisme dénigrent le Seigneur Lui-même, qui a instauré la perfection chrétienne.
- D’accord, c’est entendu ! Mais montrez-moi clairement la portée de la non-possession et du célibat sur la voie de la perfection chrétienne.
- Cette question est extraordinaire. Je vais m’efforcer de vous la rendre accessible. Celui qui distribue ses biens aux nécessiteux pour obéir au Christ et Le suivre entièrement, se fait pauvre pour subir des privations, qui apportent l’humilité en abondance ; cessant de fonder son espoir sur le monde, il le concentre sur Dieu. Son cœur quitte la terre pour le ciel (Mt.6,21). Il commence à naviguer sur l’océan de cette vie soutenu par la foi. Ses soucis sont remis au Seigneur qui, en ordonnant à Ses plus proches disciples de distribuer leurs biens (Luc12,33) et de limiter leurs préoccupations au strict nécessaire pour le corps, a promis que l’indispensable serait accordé par le Père Céleste à ceux qui cherchent le Royaume des Cieux et sa justice (Mt.6,24-33). Des tribulations sont alors permises pour ces serviteurs de Dieu : la providence semble se cacher, le monde acquiert une force toute particulière. Tout ceci est indispensable à l’enseignement de la foi vivante en Dieu : c’est par l’épreuve qu’on est fortifié. L’expérience étale au grand jour l’incroyance, l’éloignement ou le reniement de Dieu, états inhérents à la nature déchue. Quand le cœur faiblit et cesse d’être vigilant, il glisse vers une affligeante cécité, espère en lui-même, compte sur le monde, sur la nature, et s’éloigne de l’espérance en Dieu (Mt.14,28-32). Cette brève explication montre que la privation des biens fait grimper l’ascète du Christ vers un état spirituel élevé qui l’isole des frères qui vivent dans le monde, état que ces derniers ne peuvent connaître par l’expérience. Toutefois, cet état élevé est aussi une souffrance permanente pour le corps et pour la nature déchue. C’est cela que le Seigneur nomme la croix.
Sur un plan spirituel, la non-possession est comparable au célibat. L’effort engagé pour vaincre la nature déchue conduit à un exploit que ne peuvent imaginer ceux qui n’en ont pas l’expérience. Cet exploit du reniement de la nature est complété par la croix de la non-possession (qui n’implique que le renoncement aux biens). Il conduit à l’abîme de l’humilité, à la foi vivante, à l’action de grâces. Dans cette ascèse, dont témoignent les vies des saints, les esprits des ténèbres coopèrent avec la nature déchue pour maintenir l’homme dans le domaine de la chute. Conformément aux difficultés du combat, la victoire peut être très fructueuse (Echelle 4,47), et procurer le renouvellement de la nature par l’apparition dans le cœur de ce que les saints pères appellent la perception spirituelle (Saint Macaire le Grand 5,7) : la nature reste toujours humaine, mais sa perception change (Saint Isaac le Syrien 43 & 48). Ainsi, le papier imbibé d’huile n’absorbe plus l’eau, non pas parce que sa nature a changé, mais parce que sa soif d’absorption est nourrie par une matière qui n’a pas de parenté physique avec l’eau.
- De nos jours, nombreux sont ceux qui pensent que la vie célibataire est contre nature, impossible, et que fermer la porte à la nature la pousse à chercher des portes illégales.
- Chacun parle de sa propre expérience. L’inconnu semble toujours impossible, et ce qu’on a personnellement expérimenté semble être le lot commun. Les pères, qui se sont penchés sur la question, sont unanimes pour dire les choses suivantes : bien que le célibat ne soit pas naturel à l’homme déchu, il était naturel à l’homme avant la chute (Gen.2,25) ; après le renouvellement de la nature opéré par le Christ, la capacité à vivre dans la virginité et le célibat a été rendue à l’homme ; la virginité et le célibat sont supérieurs au mariage, même si la vie de couple est élevée par le Christianisme à un niveau supérieur à ce qu’il était avant l’Incarnation (Eph.5,32). Le Dieu-Homme a mené une vie virginale, la Sainte Mère de Dieu fut et resta vierge, les Saints Apôtres Jean le Théologien, Paul, Barnabé, et sans doute beaucoup d’autres furent vierges. Avec l’avènement du Christianisme apparurent des armées d’hommes et de femmes vierges. Cet exploit était rarissime avant le renouvellement de la nature par le Rédempteur. Avec le Rédempteur, la bienveillance de Dieu s’est déversée sur les hommes, comme l’ont justement chanté les Anges (Luc2,14), et les a sanctifiés par les nombreux dons de la grâce. L’abondance des grâces reçues par les chrétiens est évoquée de façon pittoresque dans l’enseignement que le prêtre doit lire aux nouveaux époux selon la règle de l’Eglise : « Le grand champ de Dieu, ce Grand Propriétaire, est travaillé de trois façons ; c’est aussi de trois façons qu’il se pare de fruits au temps de la récolte. La première partie de ce champ est travaillée par ceux qui aiment la virginité et la gardent incorrompue jusqu’à la fin de leurs jours, rendant au centuple les fruits de la vertu destinés aux greniers du Seigneur. La deuxième partie est travaillée par ceux qui sont tempérants dans le veuvage et portent du fruit soixante fois plus. La troisième partie est travaillée par ceux qui cohabitent dans l’union maritale en menant une vie pieuse, dans la crainte de Dieu, faisant ainsi fructifier le champ trente fois plus. Dans le même champ se trouvent donc différentes sections et différents fruits, qui tous sont bienheureux et louables, conformément à leur destination. Saint Ambroise dit : nous prêchons la virginité de telle façon que les veuves ne soient pas rejetées, et nous honorons les veuves de telle façon que le mariage soit gardé dans l’honneur ».
- Comment le chrétien sait-il s’il peut ou non mener la vie célibataire ? A mon avis, cette question doit tracasser tout candidat à la vie monastique…
- Quand on veut, on peut (Mt.19,12). Quand l’homme était pur, il avait la liberté de le rester. Et maintenant, après le renouvellement de sa nature, il décide lui-même de faire sienne la nature renouvelée dans tout son développement, ou d’en profiter seulement dans une certaine mesure nécessaire au salut, ou encore de demeurer dans la chute et de cultiver en lui la nature déchue. Le renouvellement de la nature est un don du Rédempteur. Pour cette raison, toute vertu évangélique est choisie par une bonne disposition mais elle est accordée par le Christ comme un don. La bonne disposition est prouvée par l’effort accompli pour acquérir la vertu, et la vertu est finalement obtenue de Dieu par une prière assidue et patiente. Aucune des vertus évangéliques n’est propre à la nature déchue : l’ascète devra toujours se forcer, prier, passer par les larmes et l’humilité (Macaire le Grand, 13,1). Comme toutes les vertus évangéliques, le célibat est choisi librement. Comme pour toutes les autres vertus, la bonne disposition devra être prouvée par le combat contre les mauvaises tendances de la nature déchue, par la maîtrise du corps, et les exploits ascétiques. La nature déchue obtiendra le don de la pureté quand elle aura conscience de son impuissance à acquérir cette pureté, et se jettera dans une prière fervente pleine de componction. ( Jean Cassien 4,5 & Barsanuphe le Grand 2,55). Le don est envoyé par la grâce divine, qui vient couvrir de son ombre, changer, et renouveler la nature. Expliquant ainsi l’aptitude de tout homme au célibat, le bienheureux Théophylacte de Bulgarie termine en rappelant que quiconque demande reçoit (Mt.7,8). Examinez les vies des saints, où sont décrits les exploits contre les tendances de la nature déchue, et vous verrez que tous sont passés de l’état ordinaire dans lequel l’homme est incapable du célibat, à l’état dans lequel le célibat devient en quelque sorte une seconde nature, après un combat acharné contre les désirs de la chair. Vous verrez que leurs armes principales sont la prière et les pleurs. Vous verrez des vierges s’éloigner du mariage, des veufs s’abstenir de contracter une seconde union, mais aussi des débauchés, des passionnés, des criminels et des pécheurs impénitents s’élever vers la pureté, l’incorruptibilité, et la sainteté. Je vous le répète : dans l’Eglise du Nouveau Testament, d’innombrables vierges des deux sexes, des veufs et des veuves sans tache, des débauchés et des femmes adultères, prouvent incontestablement que l’exploit de la chasteté n’est ni impossible, ni aussi difficile qu’il apparaît aux yeux des théoriciens qui raisonnent sans expérience, et sans connaître la tradition morale de l’Eglise. Ces gens-là examinent et tirent des conclusion, disons-le ouvertement, comme des dépravés aux préjugés lourds et tenaces, qui haïssent le monachisme et, de façon générale, le Christianisme Orthodoxe. C’est avec justesse que Saint Isidore de Péluse écrivait à Saint Cyrille, Patriarche d’Alexandrie : « le préjugé ne voit pas clair, et la haine est complètement aveugle ». (à suivre)
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